√Échapperons-nous un jour à la Commission Européenne des Droits de l’Homme ? ~ Songkrah
Par Thomas Fazi – Le 4 novembre 2025 – Source Unherd
Pendant une grande partie de son existence, la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) et son organe d’application, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), ont occupé une place relativement peu controversée dans l’imaginaire européen et britannique, créditée d’avancées marquantes en matière de droits civils, de la protection de la liberté journalistique à l’égalité pour les homosexuels. Pourtant, 75 ans après sa fondation, l’institution qui était autrefois considérée comme un gardien de la liberté est devenu quelque chose de tout à fait différent : une cour transnationale qui fonctionne en pratique comme une autorité supranationale, se réservant le pouvoir de décider et de redéfinir constamment ce qui compte comme un “droit de l’homme”.
Ces dernières années, la Cour est de plus en plus entrée en conflit avec les gouvernements élus, notamment sur des questions de migration et d’expulsion. Ses détracteurs, en particulier en Grande-Bretagne, soutiennent que la Convention s’est étendue bien au-delà de son mandat initial, s’immisçant dans des domaines qui vont au cœur de la souveraineté démocratique : le contrôle des frontières, la sécurité nationale et la prérogative des parlements de légiférer. Lorsque neuf dirigeants européens ont signé une lettre commune en mai de cette année, se demandant si la CEDH avait outrepassé son mandat en matière de migration, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe, Alain Berset, a rejeté catégoriquement leurs préoccupations. « Aucun organe judiciaire ne devrait être soumis à des pressions politiques« , a-t-il déclaré. L’implication était claire : la CEDH est au-dessus du contrôle démocratique ; son autorité, dérivée d’un principe moral plutôt que d’un consentement électoral, doit être acceptée sans débat.
Un tournant décisif est survenu en 2023, lorsque la CEDH est intervenue, via l’article 39, pour bloquer le soi-disant “plan Rwanda” du Royaume-Uni, qui enverrait certains demandeurs d’asile et migrants illégaux en Afrique pour traitement. Quelques heures seulement avant le départ du premier vol, un juge unique à Strasbourg a émis une injonction d’urgence qui l’a cloué au sol. Quelle que soit l’opinion de chacun sur la politique, l’épisode a soulevé une profonde question constitutionnelle : un juge étranger non élu devrait-il avoir le pouvoir d’annuler une décision approuvée par un parlement souverain ?
Le débat n’a fait que s’intensifier depuis. Les conservateurs et le Royaume-Uni réformiste de Nigel Farage se sont engagés à se retirer de la Convention. Même Keir Starmer, tout en rejetant le retrait pur et simple, a suggéré que le gouvernement réexaminerait la manière dont le droit international des droits de l’homme, y compris la CEDH, est interprété par les tribunaux britanniques — en particulier pour empêcher les demandeurs d’asile déboutés de bloquer l’expulsion.
Quitter la Convention ne résoudrait pas à lui seul le problème complexe de la migration clandestine. Mais dans toute l’Europe, les gouvernements élus – en Pologne, en Italie, en Hongrie, aux Pays-Bas et ailleurs – se sont souvent retrouvés contraints lorsqu’ils ont tenté de répondre à l’inquiétude croissante du public face au phénomène qui est devenu l’un des enjeux politiques déterminants de notre époque. Ce à quoi nous assistons n’est pas simplement un différend juridique technique, mais un affrontement entre la démocratie et un pouvoir judiciaire transnational qui se considère de plus en plus comme une autorité morale au-dessus de la politique.
La Cour européenne des droits de l’Homme a, au cours des deux dernières décennies, conçu ce qui peut être décrit comme une “prise de pouvoir silencieuse”. À travers une série d’innovations juridiques et de réinterprétations doctrinales, la Cour a progressivement élargi sa compétence, souvent au-delà de ce que les États membres ont accepté.
L’une des doctrines controversées de la Cour est celle de la compétence extraterritoriale – l’idée que la CEDH s’applique même en dehors des frontières d’un État. Cet instrument a permis à la Cour d’étendre sa portée en territoire étranger et même dans les eaux internationales. Dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres c. Italie, par exemple, la Cour a statué en 2012 que l’Italie ne pouvait pas intercepter les migrants en Méditerranée et les renvoyer en Libye, bien que l’opération se déroule en dehors du territoire italien. Le résultat a été une interdiction de facto des « refoulements« , qui sont une composante essentielle de l’application de la loi aux frontières. En pratique, le jugement signifiait que les États ne pouvaient plus empêcher les entrants illégaux d’atteindre leurs côtes pour déposer des demandes d’asile, quel qu’en soit le coût opérationnel ou humanitaire.
Un autre développement clé concerne la doctrine du non-refoulement ; l’interdiction de renvoyer des personnes dans des pays où elles pourraient subir de graves préjudices. Bien que cela ne soit pas explicitement mentionné dans la Convention, la CEDH a étendu ce principe bien au-delà de son intention initiale d’après-guerre. Dans plusieurs affaires, la Cour a statué que même les transferts vers d’autres pays de l’UE peuvent être illégaux si les conditions y sont jugées inadéquates. Il a également insisté sur le fait que chaque expulsion doit faire l’objet d’une “évaluation individualisée” du risque ; un cauchemar administratif qui rend les renvois massifs pratiquement impossibles. Les considérations de sécurité nationale n’ont presque aucun poids : même les personnes jugées dangereuses ne peuvent pas être expulsées si elles risquent d’être maltraitées à l’étranger.
Enfin, il y a l’article 8 de la Convention, le « droit au respect de la vie privée et familiale”. Autrefois une protection étroitement définie du domicile et de la correspondance, elle est devenue une disposition fourre-tout invoquée pour empêcher les expulsions de criminels condamnés et d’immigrants illégaux. Le Tribunal a statué à plusieurs reprises que les expulsions doivent être interrompues si un délinquant a établi une vie de famille dans le pays d’accueil, aussi ténue soit-elle. Cela a conduit à une avalanche d’affaires dans lesquelles des délinquants graves – des criminels violents aux trafiquants de drogue – ont interjeté appel avec succès contre l’expulsion pour des motifs liés à l’article 8. Les tabloïds britanniques ont joyeusement rapporté des cas où des criminels ont pu éviter l’expulsion parce que leur enfant aimait les pépites de poulet ou remettait en question leur sexe. Mais derrière l’absurdité des tabloïds se cache une grave réalité constitutionnelle : un tribunal international a assumé le pouvoir de décider qui peut rester à l’intérieur des frontières d’une nation.
Les défenseurs de la Cour insistent sur le fait qu’elle ne fait qu’appliquer les principes que les États eux-mêmes ont accepté de défendre. Pourtant, ce n’est plus crédible. La CEDH a, de son propre aveu, adopté la doctrine de la Convention comme un “instrument vivant”, ce qui signifie que ses dispositions doivent être interprétées à la lumière des “conditions actuelles”. En pratique, cela donne aux juges carte blanche pour réinterpréter et élargir le sens des droits en fonction des sensibilités politiques contemporaines. Ce qui a commencé comme une charte limitée d’après-guerre est devenu un code moral évolutif appliqué par une élite non élue avec un droit de veto de facto sur la loi nationale.
La CEDH, cependant, n’est que la partie émergée de l’iceberg. La Cour opère au sein d’un écosystème plus large de pouvoir judiciaire et technocratique qui s’étend bien au-delà de Strasbourg. Ses décisions sont citées par la Cour de Justice européenne, les cours suprêmes nationales et les instances internationales, et souvent transcrites en droit national. Les juges nationaux, les ONG et les lobbies des droits de l’homme utilisent sa jurisprudence pour influencer l’élaboration des politiques. Tout un régime de gouvernance judiciarisée a émergé, ce que le juriste Ran Hirschl a appelé la juristocratie : le règne des juges.
Au cours du dernier demi-siècle, de vastes domaines de la vie publique autrefois décidés par le débat politique, de la migration et de la sécurité à la politique macroéconomique, ont été transférés des parlements aux cours, tribunaux et autorités indépendantes. Ce processus de dépolitisation était une réponse délibérée des élites politiques à l’affirmation croissante de la démocratie de masse. Alors que les droits de vote se sont étendus à la fin des XIXe et XXe siècles, les classes dirigeantes européennes craignaient que les majorités populaires n’utilisent leur nouveau pouvoir pour contester l’ordre économique et social. La solution consistait à créer des contrôles institutionnels – cours constitutionnelles, banques centrales indépendantes et traités et institutions supranationaux – qui isolaient les domaines clés de la gouvernance de la contestation démocratique.
Dans les décennies d’après-guerre, ce modèle s’est répandu rapidement. L’Allemagne, l’Italie, la France et l’Autriche ont toutes créé des cours constitutionnelles habilitées à invalider la législation. Au niveau international, de nouveaux organes tels que la CEDH et la Cour européenne de justice sont apparus comme les gardiens d’un ordre libéral qui plaçait les “droits” et les marchés au-dessus de la souveraineté populaire. Même les systèmes de style Westminster comme la Grande-Bretagne ont fini par succomber. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les élites politiques de l’anglosphère ont adopté la judiciarisation comme moyen d’appliquer des politiques qui auraient autrement pu faire face à la résistance du public.
Les exemples incluent la création d’organismes monétaires et de tarification indépendants et le recours intensif à des organisations non gouvernementales quasi autonomes (quangos) pour mettre en œuvre une politique sans lien de dépendance avec le contrôle parlementaire. La Loi de 1998 sur les droits de l’homme, qui a incorporé la Convention européenne des droits de l’Homme dans le droit britannique, incarne cette tendance à la judiciarisation. Comme l’a observé Hirschl, la « déférence envers le pouvoir judiciaire » servait bien les intérêts des élites : par exemple, elle permettait aux gouvernements de poursuivre des réformes économiques et sociales néolibérales controversées tout en blâmant les juges non élus ou les organes indépendants pour leurs conséquences.
Le résultat est le système que nous habitons aujourd’hui : une “démocratie contrainte” dans laquelle les formes de représentation demeurent, mais la substance du choix politique a été évidée. La politique d’immigration, autrefois l’apanage des parlements, est devenue le domaine des juges interprétant les “droits”. Les politiques économiques et sociales sont désormais dictées par des traités internationaux et des doctrines constitutionnelles.
Critiquer la CEDH, ce n’est pas s’opposer aux droits de l’homme, mais demander qui les définit et par quelle autorité. Lorsque les “droits” sont étendus indéfiniment sans consentement démocratique, ils cessent d’être des instruments de liberté et deviennent des outils de contrôle. Les gouvernements, quant à eux, bien que théoriquement contraints par de tels tribunaux, accueillent souvent favorablement leur ingérence, ce qui leur permet d’externaliser des décisions politiquement coûteuses à des juges non élus – pour poursuivre ou préserver des politiques qu’ils soutiennent en privé mais n’osent pas défendre – ou simplement pour échapper à la responsabilité de problèmes qu’ils sont incapables de résoudre. C’est pourquoi les condamnations de la CEDH par les politiciens, en particulier venant du camp conservateur qui a si spectaculairement trahi le mandat du Brexit alors qu’il était au pouvoir, sonnent si creux.
Le public britannique semble ressentir cette contradiction. Alors que de nombreux citoyens conviendraient probablement que l’autorité de la CEDH est allée trop loin, les sondages suggèrent qu’une majorité n’est pas favorable à un retrait pur et simple de la Convention. Peut-être comprennent-ils intuitivement que quitter la CEDH n’aurait de sens que dans le cadre d’un projet plus large de renouveau politique – une redémocratisation de la gouvernance qui rétablirait la primauté du Parlement et de la souveraineté populaire. Mais un tel projet nécessiterait une classe politique qui croit réellement en la démocratie – ce qui n’est pas le cas, en Grande-Bretagne comme dans toute l’Europe.
Thomas Fazi
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
songkrah.blogspot.com
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