√La politique étrangère américaine en lice : Trump est-il autorisé à conclure un accord avec la Chine (mais pas avec la Russie ou l’Iran) ? ~ Songkrah
Par Alastair Crooke – Le 30 octobre 2025 – Conflicts Forum
La politique étrangère américaine, trempée dans l’orgueil par le fait que les États-Unis ont gagné la guerre froide militairement (en Afghanistan) ; l’ont gagné économiquement (marchés libéraux) ; et culturellement aussi, (Hollywood) – et mérite donc à juste titre, comme le dit Trump, le “plaisir” de “diriger à la fois le pays et le monde”. Eh bien, cette politique est maintenant en litige pour la première fois.
Est-ce que cela aura de l’importance ?
Ce mois-ci, l’organisation RAND, une institution dont l’ombre plane depuis longtemps sur les sujets de politique étrangère étasuniens, a défié l’orgueil hérité de la Guerre froide à l’égard de la Chine.
Bien que le rapport se concentre sur la préoccupation de l’Amérique face à la menace de l’ascendant chinois, les implications d’une remise en question de la doctrine selon laquelle aucun challenger de l’hégémonie américaine, financière ou militaire, ne peut être toléré touchent au cœur absolu de la pratique de la politique étrangère américaine.
La principale conclusion de la RAND est que « la Chine et les États-Unis devraient s’efforcer de parvenir à un modus vivendi » ensemble en « acceptant chacun la légitimité politique de l’autre, limitant les efforts visant à se saper mutuellement, au moins dans une mesure raisonnable« .
Proposer que chaque camp reconnaisse et accepte la légitimité de l’autre, plutôt que de voir « l’autre » comme une menace maligne, représenterait en soi une petite révolution.
Mais si cela doit s’appliquer à la Chine, alors pourquoi pas à la Russie ou à l’Iran ?
Plus révélateur : la RAND prescrit que les dirigeants américains devraient rejetter les notions de « victoire absolue » sur la Chine ; ainsi que d’accepter la politique d’une seule Chine en cessant de provoquer la Chine par des visites à vocation militaire à Taiwan, conçues spécifiquement pour maintenir la Chine menacée et en alerte.
Ce rapport a été publié la veille de la réunion prévue entre Trump et le président Xi Jinping, au cours de laquelle Trump cherchera un « accord commercial » avec la Chine qui réaffirmerait sa domination et lui donnerait de l’espace pour ses plans radicaux de restructuration du paysage financier américain, s’il peut y arriver.
Le pivot proposé par la RAND peut-il vraiment être accepté à Washington ? La RAND y possède un poids réel, alors ce rapport reflète-t-il une scission dans l’architecture structurelle de l’État Profond ? D’autres signes (au Moyen-Orient/Asie de l’Ouest) indiquent la direction opposée.
Les États-Unis appliquent le même manuel de politique étrangère depuis des décennies. Alors, les États-Unis sont-ils même capables d’une transformation culturelle aussi radicale que le préconise la RAND?
Oui, l’Occident est en déclin. Mais cela rend-il plus facile, ou plus difficile, pour lui d’accepter quelques messages de bon sens ? Il semble, en ce qui concerne la Chine, qu’un point de vue technique se soit formé au sein des cercles de défense américains selon lequel « en aucune façon » les États-Unis ne peuvent s’attaquer militairement à la Chine.
Pourtant, tout changement profond prend du temps à s’inscrire pleinement dans les têtes et peut être renversé par des événements inattendus. Il y a un certain nombre de cygnes noirs potentiels qui nous entourent, en ce moment.
Et qui mènerait un tel changement dans la perception nationale de soi ? Le vrai changement (institutionnel) émergera-t-il de haut en bas ou viendra-t-il de bas en haut ?
De « bas en haut« , cela pourrait-il émerger comme une impulsion populiste « America First » résultant en la perte de la Chambre par Trump et le GOP aux élections de mi-mandat ?
Dans un sens, la RAND a clairement raison de dire qu’au-delà de la mise en scène d’une pièce de théâtre à court terme, les États-Unis ne peuvent plus gagner une guerre économique ou technologique – ou un conflit militaire avec la Chine – sur le long terme. Une trêve difficile semble, pour l’instant, être en perspective.
Mais pour combien de temps ?
Le Wall Street Journal a suggéré une perspective différente du consensus habituel de Washington : “Au cours de son premier mandat, Trump a souvent frustré Xi Jinping – avec son mélange de menaces et de bonhomie en roue libre”.
« Cette fois, le dirigeant chinois pense qu’il a déchiffré le code« , écrit le WSJ : Xi a jeté la pratique diplomatique traditionnelle et en a adopté une nouvelle, spécifiquement pour Trump. Après une longue préparation, soutient le WSJ, Xi a décidé de riposter encore plus fort, dans le but de gagner du poids sur Trump, tout en projetant de la force et de l’imprévisibilité — des qualités qu’il croit que le président américain admire.
Apparemment, la Chine a l’intention de s’affirmer avec force. Elle veut impulser la dynamique et est convaincu que cette approche intransigeante suscitera une réponse extrêmement positive en Chine (et dans le reste du monde, le WSJ néglige de le reconnaître).
La question est de savoir comment la riposte de Xi pourrait se dérouler aux États-Unis ? Pourtant, la grande question reste sans réponse : qui contrôle la politique étrangère américaine de toute façon ?
Une réponse évidente après la débâcle du (non) sommet de Budapest est que Trump a peu ou pas de liberté dans ce domaine de la politique étrangère. Il est entièrement coopté. Et a reçu un fort « rappel » à cet effet, de la part des « pouvoirs en place » : « Pas de normalisation avec Moscou« .
Un cessez-le-feu, « oui » ; parce qu’un conflit gelé, libéré des restrictions sur le réarmement ukrainien, donnerait à l’Establishment de l’OTAN la possibilité de redéfinir le conflit ; le faisant passer d’une défaite stratégique de l’OTAN à une victoire « de position« , en promulguant le récit d’une économie russe s’affaiblissant progressivement.
Cette formulation artificielle tient, du moins dans l’esprit des Européens, la promesse d’un cessez-le-feu final à un stade ultérieur, en imposant à la Russie des coûts en série qui l’obligeraient finalement à signer un cessez-le-feu.
La « mouche dans la soupe » de cette arnaque est que Moscou n’acceptera absolument pas un conflit gelé — et voit de toute façon le champ de bataille se diriger vers la victoire russe.
La réalité est que le résultat final de l’Ukraine sera ce qu’il sera. Les Européens le savent, mais ne peuvent pas le dire car ils ne peuvent pas s’orienter vers un monde dans lequel leur façon de voir ne prévaut pas. Si ce Luddisme est considéré comme un « levier » occidental, alors il est éphémère et s’estompera à mesure que les réalités économiques mordront en Europe.
Qu’est-ce qui explique alors la débâcle russe de Trump ? D’une part, le veto des méga-donateurs pro-Israéliens, pour qui une hégémonie militaire des États-Unis soutenant Israël doit être préservée à tout prix. Israël ne peut exister sans elle. Beaucoup, sinon tous les membres de l’équipe Trump, ont été imposés de l’extérieur, par certains donateurs zélés et milliardaires partageant les mêmes idées. (Trump a été étonnamment franc à propos de cette réalité lors de son discours à la Knesset le mois dernier).
Certains de ces donateurs de Trump font également partie de la faction (distincte) de Wall Street qui, en plus d’être pro-sioniste, a des préoccupations financières plus larges à l’esprit. Le système financier américain a désespérément besoin d’être renforcé par des garanties (c’est-à-dire des actifs ayant une valeur inhérente : tels que le pétrole, les ressources naturelles, etc.) comme fondement d’un système bancaire américain surendetté.
Cette faction pro-Israélienne de Wall Street (franque) continue de croire à une reprise de « la Russie des années 90 » (bien que cela soit peu probable). Mais ils partagent aussi, avec le principal bloc de donateurs pro-israéliens, la détermination d’Israël à empêcher la Russie d’entrer au Moyen-Orient en la maintenant distraite par le conflit ukrainien. Le 7 octobre de cette année, Netanyahu aurait supplié Poutine de ne pas armer l’Iran, menaçant apparemment de représailles en Ukraine.
Le calcul de l’accord commercial avec la Chine – pour ces donateurs – est totalement différent. Si Trump acceptait un accord commercial « fort » avec la Chine, cela serait perçu à la Maison Blanche comme une réduction de la capacité du Canada à assembler des composants bon marché dérivés de Chine et d’ailleurs – pour le réexporter et le vendre sur le marché américain. Un accord avec la Chine donnerait à Trump un levier supplémentaire, à l’approche de la phase de dissolution de l’USMCA de 2026.
Ce dernier point est important car Trump cherche à insérer tout l’hémisphère occidental, de l’Argentine à l’Antarctique du Nord, dans le giron américain.
Un accord avec la Chine sur le contrôle des exportations de terres rares sera cependant clairement crucial pour l’ensemble du secteur technologique américain. L’emprise de la Chine sur la chaîne d’approvisionnement en terres rares n’est pas seulement dominante, elle est presque inattaquable. Avec 70% des terres rares mondiales (100% dans quelques métaux) et une capacité de raffinage de 94%, Pékin a préparé et construit une forteresse autour de l’un des intrants les plus critiques de la technologie moderne.
Il y a une autre raison, peut-être même une raison primordiale, pour laquelle les États-Unis ont besoin d’un « sauvetage » par la Chine, de toute urgence.
La base juridique de l’assaut commercial mondial de Trump s’est de plus en plus éloignée de l’exceptionnalité de « l’urgence économique » – selon la Constitution américaine donnant l’autorité de lever des revenus, en principe, au Congrès et n’étant pas une prérogative préalable de l’Exécutif. (Les taxes douanières, dira-t-on, sont des revenus.)
De toute évidence, Trump a poussé à la limite la justification de « l’urgence économique« . Les premiers litiges commerciaux seront portés devant la Cour suprême très prochainement (le 1er novembre). Si le Tribunal devait statuer contre Trump, il pourrait ordonner que toutes les recettes douanières collectées jusqu’à présent soient remboursées.
Quel serait l’impact sur la politique étrangère des États-Unis, étant donné que les taxes douanières ont été instrumentalisés pour forcer les États à payer des sommes énormes aux États-Unis (par le biais des investissements étrangers)?
Il est trop tôt pour le dire. Mais dans le cas de la Chine, Trump et les États-Unis ont grandement besoin d’un accord. La politique économique de Trump plus généralement (à moins d’être renversée par la Cour suprême) marque un changement permanent dans le paysage économique et géopolitique. Il n’y a pas de retour à l’ex-ante tel qu’il existait avant novembre 2024.
L’ordre des choses interconnecté qui prévalait autrefois à l’échelle mondiale est en train d’être balayé, et un nouvel ordre de blocs économiques autonomes dotés de leurs propres alliances internes, chaînes d’approvisionnement et technologies prend sa place.
Dans d’autres domaines de la politique étrangère, un changement de direction aussi radical est moins probable – du moins pour le moment. Les milliardaires pro-israéliens au pouvoir derrière Trump ne reculeront pas dans leurs efforts pour soutenir Israël dans son objectif d’imposer un Grand Israël, fondé sur une nouvelle Nakba.
Mais à plus long terme, la domination pro-israélienne sur la politique étrangère est moins assurée. Le soutien des jeunes Américains pour Israël s’épuise. Le Congrès restera « acheté » par l’AIPAC, et Trump s’est défini de manière irréversible comme un partisan indéfectible d’Israël. Une brèche entre Trump et sa base MAGA s’ouvre. Et Israël a commencé à paniquer à propos du changement d’ambiance anti-israélien d’America First qui se produit parmi les jeunes Américains.
En dépit d’une possible redistribution des circonscriptions dans le Sud des États-Unis provoquée par des contestations de la Loi sur l’inscription des électeurs de 1965 (qui pourrait donner au GOP 12 sièges supplémentaires à la Chambre), Trump pourrait quand même perdre les élections de mi-mandat. Cela signifie qu’en réalité le programme de Trump n’aurait plus qu’un an à durer ; jusqu’à ce qu’il soit submergé par l’obstruction démocrate, les enquêtes judiciaires ou même les efforts de destitution qui commencent.
La raison de la précipitation de Trump est claire. Bien sûr, il est possible que rien de tout cela ne se produise, et les couches dirigeantes américaines (et européennes) pourront retomber dans leurs coussins, avec un soupir de soulagement que l’ancien programme puisse être relancé. Mais cette complaisance serait déplacée. L’ancien monde confortable ne reviendra pas. Les jeunes, en particulier, sont beaucoup plus radicaux.
Alastair Crooke
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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