√Trop riche pour les BRICS, trop russe pour Bruxelles ~ Songkrah
Par Brian McDonald – Le 24 juillet 2025 – Source Blog de l’auteur
Il y a des questions qui semblent académiques jusqu’à ce que vous réalisiez que des guerres entières ont été lancées à cause de leurs réponses. L’une d’elles, chargée d’histoire, du genre sables mouvants politiques qui avalent les hommes plus vite que les balles, est la suivante : Où se place la Russie?
Dans un atlas la réponse est évidente. La Russie est exactement là où elle a toujours été, drapée à travers les continents comme une grande vieille bête, la colonne vertébrale au fond de la Sibérie, le visage toujours tourné – avec un air de défi – vers l’Europe. Mais si vous regardez au-delà des frontières et en profondeur, la question revient : qu’est-elle maintenant ?
Est-elle toujours le vilain petit canard de la famille européenne – blessée, séparée, mais reconnaissable comme parente ? Ou a-t-elle lié son destin aux pays du Sud, main dans la main avec le Brésil et l’Afrique du Sud dans cet alphabet relâché que nous nommons BRICS?
Les chiffres racontent une version. Les histoires que nous nous racontons en disent une autre. Et quelque part entre les deux se trouve la vérité − têtue, changeante et difficile à retenir.
Prenez les dernières données mesurées par le FMI. Le salaire moyen (net) ajusté en fonction de la PPA [Parité de Pouvoir d’Achat, NdT] de la Russie s’élève désormais à 3 340 dollars par mois − un rappel qu’il ne s’agit plus d’un « marché émergent » au sens sérieux du terme. Cela la place au-dessus de l’Italie (3 307 dollars), de la Tchéquie (3 022 dollars) et de la Lituanie (2 870 dollars). Elle frappe à la porte de l’Espagne (3 459$) et non loin du Royaume-Uni (3 597$). Et la direction du trajet est importante : les revenus en roubles ont augmenté de 16% d’une année sur l’autre, selon Rosstat. Les chiffres ne sont pas seulement importants, ils deviennent de plus en plus importants.
Ensuite, regardons les BRICS. La Chine se situe autour de 2 000 dollars, un niveau supérieur au Brésil (1 210 dollars), à l’Inde (900 dollars) ou à l’Afrique du Sud (965 dollars). Malgré toute la montée en puissance de la Chine – ses trains à grande vitesse, ses gratte-ciels et ses mégapoles tentaculaires – le niveau de vie russe reste, en moyenne, nettement plus élevé. Il ne nage pas vraiment dans les mêmes eaux que ses partenaires des BRICS. Les étagères sont plus pleines, les appartements plus chauds et mieux climatisés, la classe moyenne – même meurtrie – plus solidement ancrée. Ce n’est pas le paysage d’une révolution industrielle inachevée ou d’une pauvreté tentaculaire. Et pourtant, les BRICS n’ont jamais vraiment été une question de revenus. C’est une question d’effet de levier. Un contrepoids. Un refus d’accepter un monde arrangé par Bruxelles ou par Washington. Et ici, la Russie s’adapte comme un poing serré : sanctionnée, encerclée par ses rivaux, mais impossible à ignorer. Un poids lourd marqué par la bataille, en plein essor parmi ses concurrents.
Mais les moyennes valent pour les économistes et les menteurs. La Russie reste un pays de régions, pas de gradients. L’écart entre les régions les plus riches et les plus pauvres a maintenant atteint un record de 182 000 ₽ par mois, soit une différence de 2 330 dollars. En Tchoukotka, le salaire moyen est de 2 855$. En Ingouchie, il est 525$. À Moscou, Yamalo-Nenets, Magadan – vous pouvez atteindre 1 850$. En Tchétchénie, au Daghestan, en Ossétie, vous aurez la chance de dépasser les 600 dollars.
Et ce ne sont que les chiffres visibles. L’économie informelle est vaste, représentant de 30 à 50% du PIB selon certaines estimations. Les salaires sont payés en espèces, en faveurs ou en silence. L’économie réelle – celle dans laquelle les gens vivent réellement – évolue d’une manière qu’aucune feuille de calcul ne peut évaluer.
Mais même à travers cette distorsion, une image émerge. Ce n’est pas l’Inde ou le Brésil. Ce n’est pas l’Afrique du Sud. Ni en revenus, ni en infrastructures, ni en capital humain. La Russie est autre chose ; plus riche qu’elle ne le laisse entendre, plus développée que beaucoup ne voudraient l’admettre, et si difficile à catégoriser qu’aucun acronyme ne le permet.
Pourtant, le Kremlin a fait son choix. Pas seulement dans le commerce, mais dans le ton.
« Les marchés européens, les économies européennes – ce sont des économies mourantes », a déclaré Maxim Oreshkin, le principal conseiller économique de Poutine, lors d’un forum en dehors de Moscou, cette semaine, comme un homme qui prononce les derniers sacrements. « L’Allemagne stagne depuis des années.” À ses yeux, seule l’Inde se compare à la Russie en termes de potentiel à long terme – mais même là, dit-il, “la mentalité” étouffe l’initiative.
Vous pouvez vous moquer. Vous pouvez hocher la tête. Mais vous ne pouvez pas l’ignorer ; c’est ainsi que le Kremlin voit le monde en 2025. Et de cette vision découle sa politique. Puis vient l’alignement. Et enfin la stratégie.
Ce n’est pas non plus seulement de la rhétorique. La Russie se reconstruit à l’image des chaebols de Corée du Sud – non pas par conception, peut-être, mais par nécessité. L’ancien modèle oligarchique est mis de côté. À sa place : des géants corporatifs comme Severstal, Norilsk Nickel, Rosatom, tentaculaires, verticalement intégrés, politiquement alignés.
Le milliardaire Alexei Mordashov a averti que ce changement comporte des risques – monopoles, stagnation, étranglement des petites entreprises. Mais est-ce pire que ce qui s’est passé avant ? L’époque où Roman Abramovich, Mikhail Friedman, Andrey Melnichenko ont dépouillé des milliards du pays, acheté des manoirs à Londres, des chalets en Suisse, garé leurs yachts en Méditerranée et franchi les aéroports avec plus de passeports que de principes ?
Un magnat moscovite m’a dit l’année dernière, sans ciller, que plus de 2 000 milliards de dollars nets avaient été “arrachés à la Russie” entre 1991 et 2021. Une somme faramineuse. Un saignement lent, d’année en année. Peut-être que maintenant, enfin, les artères sont refermées.
Alors encore une fois, nous demandons : où se situe la Russie ?
Pas dans les BRICS, si nous parlons des fondamentaux économiques. Ses niveaux de revenus, sa base industrielle et son développement urbain ressemblent plus à Varsovie ou à Milan qu’à Pretoria ou à São Paulo. Elle peut commercer avec les pays du Sud, mais elle ne vit pas comme eux.
Et pourtant elle n’a pas vraiment sa place en Europe non plus. Pas politiquement. Plus maintenant.
Ça fait longtemps que l’atmosphère s’est refroidie. Des années. Enfermé dehors, enfermé dans une boîte, on en parlait dans chaque pièce mais on ne la laissait jamais passer la porte. L’OTAN est juste devant la clôture, suffisamment près pour l’entendre respirer. Et pendant ce temps, l’Europe de l’Ouest remonte son col et traverse la rue. Bruxelles a fait de son mieux pour jouer la duchesse effarouchée, prétendant que tout cela est à sens unique – comme si l’histoire était une chose qui n’arrive qu’aux autres. Et chaque artiste russe, chaque athlète, chaque voix avec cet accent distinctif – brossé avec la même nuance de culpabilité.
Une partie de cela, bien sûr, est le propre fait de la Russie. Pas moyen de contourner ça. Mais pas tout. Et l’effet est le même dans les deux cas : un continent qui se détourne d’un pays qui a autrefois contribué à façonner son âme.
Car ne nous leurrons pas, la Russie est européenne. Pas seulement sur la carte, mais dans sa chair. Dans sa musique, ses cathédrales, ses tragédies. Dans le long et sombre arc de ses romans. Elle souffre comme l’Europe. Elle pense comme l’Europe. Il rêve dans la même tonalité.
Que sont Pouchkine, Tolstoï, Tchekhov, sinon des maîtres européens ? Qu’est-ce que Tchaïkovski sinon l’écho d’un continent ? Avons-nous oublié Tarkovski ? Chostakovitch et sa Lady Macbeth de Mtsensk ?
Qu’en est-il du christianisme orthodoxe, né de Byzance, enraciné à Constantinople, ramifié sur le même sol que Rome et Athènes ?
Que l’Europe occidentale ait choisi d’oublier cela − par peur, fureur ou fatigue − est une tragédie. Que la Russie puisse l’oublier aussi en serait une bien plus grande.
Donc non, la Russie ne s’intègre pas parfaitement dans les BRICS. Mais elle n’est pas non plus complètement hors d’Europe. Elle est prise entre deux orbites, tournant sous un ciel qui ne sait plus comment la nommer.
C’est peut-être d’ailleurs l’endroit le plus russe de tous.
Brian McDonald
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
songkrah.blogspot.com
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