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√Vivre avec la Russie ~ Songkrah


Par Aurelien – Le 31 juillet 2025 – Source Blog de l’auteur

J’ai écrit plusieurs essais au cours des deux dernières années en essayant de scruter vaguement le monde post-ukrainien, dont un sur les conséquences politiques d’une défaite et un sur la difficulté et les conséquences d’une « victoire russe. » J’ai été très critique de l’incapacité de l’Occident à comprendre et à réagir à ce qui se passe, mais je n’ai pas beaucoup parlé des options qui pourraient encore rester en pratique à l’Occident, et en particulier à l’Europe, au moment de commencer à ramasser les morceaux et éponger le sang.

Maintenant, bien sûr, nous nous souvenons tous du vieux cliché selon lequel la prédiction est difficile, en particulier pour l’avenir. Mais aujourd’hui, plutôt que de prédire, je vais proposer une approche structurée de ce problème qui peut aider à réduire un peu l’incertitude finale. La première étape consiste à diviser tous les facteurs pertinents en

  • Des choses qui se sont déjà produites ou qui peuvent être considérées comme telles.
  • Des choses dont les grandes lignes du développement sont assez claires, mais où il y a place pour un débat sur la façon exacte dont cela pourrait se dérouler.
  • Tout le reste.

En réfléchissant bien aux deux premières catégories, nous pouvons en principe réduire le reste à des proportions plus gérables. Une fois que nous aurons fait cela, nous pourrons examiner la marge de manœuvre dont dispose réellement l’Occident et peut-être identifier quelques possibilités réalistes.

Alors, où en sommes-nous maintenant ? Je dirais qu’il y a au moins quatre choses que nous devons considérer comme certaines. Certains d’entre elles pourront surprendre certains d’entre vous.

La première est la taille et la puissance de l’armée russe, ainsi que la base industrielle et scientifique qui la soutient. En termes simples (et pour répéter encore une fois), à un moment où l’Occident a largement renoncé à sa capacité de guerre terrestre/aérienne lourde, les Russes ont conservé la leur. Il n’y a pas de magie dans ces choix : la tradition russe est celle de la guerre terrestre, et ils ont d’importantes frontières terrestres. Cela signifiait qu’ils conservaient une armée importante et qu’ils conservaient également le service national pour produire un grand nombre de soldats entraînés. Leur équipement a été optimisé pour les types de guerres qu’ils s’attendaient à mener, et la structure et la doctrine de leur armée (bien que ce soit un sujet complexe) sont restées beaucoup plus proches du modèle de la Guerre froide que celui de l’Occident. Leur industrie de défense est restée sous le contrôle de l’État et, en général, le pays a conservé son accent traditionnel sur la science, la technologie et l’ingénierie. Il a également travaillé dur pour devenir stratégiquement indépendant, autant que possible. De plus, c’est un pays vaste et diversifié, ayant des communications terrestres avec une grande partie du monde et des gisements impressionnants de matières premières. Entre autres choses.

Rien de tout cela ne va changer. Cela signifie que la domination militaire russe sur l’Occident n’est pas une menace future, ou un danger à éviter, c’est une réalité actuelle, et pour les raisons que nous aborderons dans un instant, il est peu probable qu’elle change dans un laps de temps utile. Maintenant, comme dans les essais précédents, je tiens à souligner la différence ici entre les systèmes d’armes et la capacité réelle. Les systèmes d’armes en eux-mêmes sont inutiles s’ils ne vous donnent pas la possibilité de faire ce que vous voulez faire. Ainsi, la vraie question est de savoir si les systèmes d’armes dont dispose une armée permettent à cette armée de s’acquitter des tâches qui lui sont confiées. Ainsi, la capacité maritime (et surtout sous-marine) de l’Occident est très bonne, et probablement meilleure que celle de la Russie. Mais il n’y a aucune perspective évidente de conflit maritime avec la Russie. De même, les systèmes nucléaires occidentaux, bien que peut-être moins modernes que ceux de la Russie, sont certainement adéquats, mais les systèmes nucléaires ne se combattent pas, et au moins pour le moment, il n’y a aucun signe que les nations soient assez folles pour s’engager dans une guerre nucléaire. Si nous examinons les tâches réelles qui pourraient être confiées aux militaires, les Russes ont une bien plus grande capacité à accomplir leurs tâches que les nôtres.

Il n’est pas non plus utile de comparer directement les performances des équipements russes et occidentaux, comme les bons élèves militaires ont l’habitude de le faire. Il est probable qu’au moins certains avions de combat occidentaux soient supérieurs à au moins certains avions de combat russes, mais cela doit d’abord être ajusté en nombre et en capacités de l’armement principal, puis vu dans le contexte des opérations réelles, qui ne sont pas des joutes chevaleresques entre avions individuels mais plutôt le contrôle de l’espace aérien. À l’heure actuelle, les Russes peuvent contrôler efficacement leur espace aérien beaucoup plus facilement que l’Occident, en utilisant des missiles plutôt que des avions de combat. Il en va de même pour les comparaisons entre chars, une autre veille préférée des bons élèves militaires. (Les combats entre chars en Ukraine ont été extrêmement rares.)

La seconde est l’infrastructure politique, militaire et intellectuelle soutenant la capacité militaire. C’est un peu plus compliqué, alors supportez-moi. La guerre en Ukraine est menée par quelque 700 à 800 000 soldats russes dotés d’une importante infrastructure administrative, logistique et de commandement à l’arrière, avec des installations pour remplacer les pertes et réparer ce qui ne peut pas être réparé sur le terrain, déployer du matériel nouveau et modifié, soigner les blessés graves, organiser le flux infini de personnel et de logistique dans les deux sens, recruter, entraîner, déployer et rendre à la vie civile un grand nombre de personnel, développer et acquérir de nouveaux équipements et modifications et améliorations, adapter la doctrine et la tactique, recueillir des renseignements sur l’ennemi, planifier les opérations futures et établir des plans d’urgence. Entre autres choses. Une telle guerre nécessite également une direction stratégique et opérationnelle de haut niveau et une intégration étroite avec les services de renseignement et le service diplomatique.

Une telle infrastructure n’existe pas en Occident pour le moment. Même si une fée magique accordait aux pays occidentaux dix fois les avoirs en équipement de guerre de haute intensité dont ils disposent actuellement, et même si les bureaux de recrutement devaient être envahis par des vagues humaines de volontaires, il n’y aurait aucune infrastructure pour transformer tout cela en forces déployables, et encore moins être capable de les soutenir. La Russie appelle environ 300 000 conscrits par an en deux lots et a récemment accueilli 30 à 40 000 volontaires par mois. En revanche, le Royaume-Uni recrute 12 à 15 000 militaires par an et les États-Unis environ 50 à 60 000. Ces deux situations ne sont tout simplement pas comparables, et bien sûr les Russes ont une seule infrastructure, alors que l’Occident en a des dizaines différentes. Les Russes ont également des lignes d’approvisionnement bien établies et expérimentées en direction de l’Ouest en vue d’un conflit potentiel. L’Occident n’a plus rien qui ressemble à cela.

Les Russes ont également la doctrine, la formation et l’expérience nécessaires pour commander un très grand nombre de troupes à ce qu’on appelle le niveau opérationnel de guerre, qui concerne la planification militaire de haut niveau et les concepts conçus pour atteindre l’objectif politique stratégique. Les Russes, élèves de Clausewitz, ont toujours été doués pour cela. Une façon d’y penser dans la pratique est de considérer qu’il y a des généraux russes en Ukraine qui commandent des forces de la taille de toute l’armée allemande et qui relèvent à leur tour d’un officier ayant des responsabilités encore plus élevées. Je ne pense pas qu’il existe des informations fiables sur le nombre de troupes en Ukraine ou sur les ordres de bataille russes, mais il est visible que les Russes opèrent à une échelle et avec une complexité qu’aucune armée occidentale ne saurait faire, même si des troupes et de l’équipement devaient soudainement apparaître. De plus, les armées occidentales devraient développer collectivement leurs capacités organisationnelles et intellectuelles, alors que les Russes par définition sont une seule force faisant la même chose. Cela ne va pas changer.

Savoir comment faire cela en théorie n’est qu’une partie du problème, bien sûr : vous avez également besoin de l’expérience pratique de la manœuvre et de la lutte contre des forces massives, ce que les Russes ont et ce que l’Occident n’a pas. L’Occident peut encore étudier la théorie dans ses académies militaires, mais l’écart entre la théorie et la pratique explique pourquoi les militaires font des erreurs lorsque la guerre commence. Les Allemands ont fait des erreurs en Pologne en 1939 et ont appris d’elles. Les Russes ont commis des erreurs en Finlande en 1940 et en ont tiré des leçons. Il a fallu peut-être un an aux armées de 1914 pour comprendre la nature de la guerre qu’elles combattaient, et encore quelques années pour commencer à trouver des réponses aux problèmes qu’elle posait. Ils pouvaient le faire parce qu’ils avaient la population et la base militaire et industrielle pour durer à long terme. L’Occident aujourd’hui ne l’a plus. Les Russes ont commis un certain nombre d’erreurs au cours des premiers mois de la guerre en Ukraine, mais ils ont eu la capacité d’en tirer des leçons et d’apporter changements et améliorations. L’Occident ne le fait pas. Il est piégé dans une situation de Catch-22 : la seule façon d’acquérir l’expérience de ce niveau de guerre est de la pratiquer, mais la pratiquer détruirait les forces que l’Occident possède réellement, sans aucune chance de pouvoir les remplacer. Cela ne va pas changer.

La troisième est la géographie. La Russie est un pays énorme avec des communications terrestres vers la plupart des régions du monde. En cas de conflit avec un État de l’OTAN, elle peut rapidement déplacer des forces là où elles sont nécessaires, le long de lignes de communication intérieures sécurisées et en grande partie à l’abri de la menace d’une attaque. Elle a également l’espace nécessaire pour concentrer de grandes forces à des fins d’intimidation, pas nécessairement pour se battre. Cela ne va pas changer. Les forces occidentales sont dispersées un peu partout : pensez un instant aux défis logistiques et autres liés à l’envoi de forces espagnoles en Roumanie ou de forces italiennes dans les pays Baltes, sur de longues distances, principalement par mer et avec la menace constante d’une attaque. Une brigade symbolique en Pologne pendant un certain temps est une chose. Toute une armée française assise dans les champs en Estonie est quelque chose de tout à fait différent. De plus, la Russie peut garder de très grandes forces adjacentes aux frontières de l’OTAN aussi longtemps qu’elle le souhaite. L’OTAN ne peut pas faire l’inverse. Par extension, dispersion géographique signifie faiblesse politique. L’adhésion à l’OTAN, du Portugal à l’Islande en passant par la Turquie, contrainte par la géographie et sans frontières avec la Russie, lie des pays ayant peu d’intérêts communs. Composée majoritairement de petits pays avec des forces militaires très limitées, et soumise au principe selon lequel, à mesure que le nombre augmente arithmétiquement, le potentiel de désunion augmente géométriquement, l’OTAN est une alliance qui est récemment devenue encore plus fragmentée qu’elle ne l’était. Cela ne va pas changer.

Les États-Unis n’ont actuellement aucune force de combat terrestre sérieuse en Europe. Ils disposent d’une seule division blindée aux États-Unis qui pourrait en théorie être mise en capacité opérationnelle et envoyée de l’autre côté de l’Atlantique, mais cela prendrait des mois, voire des années, et il n’y a nulle part où la baser. Il y a des avions américains en Europe et ils pourraient être renforcés dans une certaine mesure en cas de crise, mais il est difficile de voir comment ils pourraient être efficaces contre le type de défense aérienne en couches que possède la Russie. En tout état de cause, l’idée de baser à l’avant les unités militaires pendant la guerre froide était qu’en cas de crise et de guerre, elles seraient renforcées par des réserves mobilisées. Même si de telles réserves existaient, il n’y a pas d’infrastructure administrative et physique pour les amener là où elles seraient nécessaires. En cas de crise, la Russie pourrait mobiliser son armée et déplacer des unités assez rapidement, en utilisant ses lignes de communication intérieures. Mais imaginez, un instant, essayer de rappeler et d’envoyer des centaines de milliers de réservistes de France et d’Allemagne en Roumanie, avec tout leur équipement. Tout cela est la raison pour laquelle des calculs faciles de la taille totale des forces militaires occidentales et russes passent complètement à côté de l’essentiel. De plus, il est facile de voir qu’une crise politique en Suède et quelques bruits menaçants en provenance de Russie pourraient entraîner des mouvements massifs et coûteux de troupes vers le Nord pour répondre à des craintes qui s’avèrent finalement désespérément exagérées. Il y a une limite au nombre de fois où l’OTAN peut jouer à ce jeu, alors que la Russie, avec ses lignes de communication intérieures, peut continuer à y jouer pendant un certain temps. Rien de ce qui précède ne changera.

Enfin, il y a des changements permanents dans la technologie militaire. Par « permanent« , je ne veux pas dire que la technologie restera la même pour toujours, ou qu’elle sera aussi importante qu’elle l’est actuellement ; je veux dire qu’elle a maintenant été inventée et qu’elle sera donc disponible en permanence. Il y a deux technologies en particulier qui sont importantes ici. La première est classiquement appelée « drones » mais c’est plus compliqué que ça. Plusieurs technologies différentes réunies permettent aux véhicules volants télécommandés autonomes mais en réseau d’attaquer des cibles avec une grande précision, de un kilomètre ou deux à plusieurs centaines de kilomètres au-delà de la ligne de front, et cette distance ne cesse d’augmenter. Les petits drones bon marché peuvent être guidés manuellement vers leurs cibles. Les drones à plus longue portée peuvent être envoyés indépendamment, utiliser leurs capteurs pour détecter et attaquer des cibles dans un ordre programmé, et partager des données de ciblage avec d’autres drones ou aéronefs. Les drones peuvent être utilisés pour des patrouilles et des reconnaissances, et pour attaquer d’autres drones, ainsi que pour brouiller les défenses ennemies. Cela a deux conséquences principales.

La première est que le champ de bataille devient beaucoup plus transparent. La surprise, bien qu’elle ne soit pas impossible, est devenue beaucoup plus difficile, sauf à bas niveau et dans des circonstances particulières telles que l’attaque ukrainienne de Koursk. Les concentrations de forces peuvent être repérées rapidement, et cette capacité (grâce à infrarouge par exemple) s’améliore sans cesse. L’autre est que les drones ont également produit une révolution en matière de précision. Les Russes les utilisent maintenant, en coordination avec des missiles, pour attaquer des cibles très précises bien derrière la ligne de front, réalisant ainsi enfin les rêves des passionnés de puissance aérienne il y a cent ans. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la précision des bombardements n’était tout simplement pas suffisante pour désarmer un pays par les airs : aujourd’hui, avec les drones, cela se passe ainsi.

Le résultat de ces deux évolutions est en principe de favoriser la défense, car c’est l’attaquant qui doit se déplacer et s’exposer. Je soupçonne que je ne suis pas le premier à avoir remarqué, il y a plusieurs années, que le champ de bataille en Ukraine ne ressemble en rien au front occidental de la Première Guerre mondiale. À cette époque, le problème pour l’attaquant était de traverser le terrain découvert entre les lignes de front des deux camps avant que le défenseur puisse émerger et mettre en place ses défenses et amener des renforts. Les barbelés et autres fortifications rendaient le travail de l’attaquant encore plus difficile. Les solutions trouvées – barrages rampants, véhicules blindés, tactiques d’infiltration – ont leurs analogues aujourd’hui, mais, même à la fin de la guerre, le rôle de l’attaquant était encore plus difficile. Gardez cependant à l’esprit que nous ne parlons que du niveau tactique, et uniquement d’un défenseur dans une position préparée avec des fortifications. Le simple fait que les forces de l’OTAN soient précipitées en Finlande pour se défendre stratégiquement ne leur confère aucun avantage particulier. En effet, les drones de reconnaissance en réseau peuvent offrir un avantage que chaque attaquant a toujours souhaité : savoir quelles attaques réussissent, et doivent donc être renforcées, et lesquelles échouent. À l’heure actuelle, les Russes ont une avance significative dans ces technologies, et ils ont l’avantage que le partage de données au sein d’une seule force est beaucoup plus facile que le partage de données au sein de plusieurs. Cela ne va pas changer.

La deuxième technologie est celle des missiles très précis et très rapides. C’est un domaine dans lequel les Russes se sont spécialisés depuis la fin des années 1940 (ils se sont emparés de nombreux scientifiques et d’une grande partie de la technologie du programme allemand V2) et ont continué à le faire progresser, ainsi que des technologies de défense antimissile défensives associées. L’Occident n’a pas autant mis l’accent sur les missiles, préférant les avions pilotés. Le résultat est que la Russie dispose aujourd’hui d’un arsenal de missiles très précis qui peuvent être tirés depuis la terre, depuis des navires ou des avions, et utilisés conjointement avec des drones. L’Occident a une capacité limitée contre certains de ces missiles, mais il semble que les Russes aient maintenant réussi à franchir un seuil technologique pour la production de missiles contre lesquels il n’y a, en principe, aucune défense possible, en raison de la rapidité avec laquelle ils arrivent.

Il est peut-être possible à un moment hypothétique dans le futur, en utilisant des technologies auxquelles on n’a pas encore pensé, de détruire ces missiles en nombre suffisant pour vaincre une attaque grave mais, pour des raisons pratiques, cette situation ne va pas changer. Comme les drones, ces missiles sont désormais extrêmement précis, et l’effet de tout missile sur sa cible dépend fortement de cette précision, car la puissance de l’ogive explosive diminue très rapidement avec la distance. Ainsi, dans certaines circonstances, les missiles modernes de haute précision à grande vitesse peuvent obtenir des effets que seules les armes nucléaires tactiques auraient pu obtenir dans le passé. Cela signifie que des attaques très précises peuvent être menées à des distances de centaines de kilomètres, à l’aide de missiles qui, en principe, ne peuvent pas être interceptés. Cela donnera enfin aux pays les capacités dont rêvaient les défenseurs des bombardiers pilotés dans les années 1920. C’est une technologie (une série de technologies vraiment) qui ne peut pas être désinventée, et qui aura une approche transformatrice du combat et de la gestion des crises.

Passons aux éléments du futur où il y a un doute légitime sur ce qui pourrait arriver. L’une d’elles est la croyance faible et presque mystique en l’idée du réarmement occidental. J’ai déjà fait quelques remarques désobligeantes sur cette possibilité, et j’ai consacré plusieurs essais aux raisons pour lesquelles la conscription ne sera pas réintroduite, et donc pourquoi les forces armées occidentales ne pourront jamais être sensiblement plus grandes qu’elles ne le sont maintenant. Je ne vais pas redire tout cela. Je vais juste aborder quelques points sur lesquels il y a une place légitime pour le désaccord, même si elle est petite. Le premier est l’effet pratique, le cas échéant, des annonces d’augmentations importantes des dépenses de défense par certaines puissances occidentales. Ici, le point le plus évident est que vous ne pouvez acheter que ce qui est disponible pour être acheté. On semble supposer que cet argent sera dépensé en équipement, ou plus familièrement en “armes”, mais les armes ne sont d’aucune utilité sans des personnes formées pour les utiliser.

Et les « armes » nécessitent un soutien et le soutien nécessite plus de personnes. Si vous avez déjà vu un char de combat principal transporté, vous saurez qu’il se déplace sur une énorme remorque, conduit par quelqu’un ayant la formation et l’expérience nécessaires pour manœuvrer soixante tonnes de chars et dix tonnes de véhicules sans rien heurter. Vous avez également besoin de ces personnes, et en effet, malgré tous les discours sauvages sur des milliards et des milliards de telle ou telle monnaie, personne n’a jamais été en mesure d’expliquer comment des personnes actuellement non motivées à rejoindre l’armée deviendront soudainement si motivées, et en très grand nombre. Je suppose que l’intention est de rejeter le problème sur un cabinet de conseil en recrutement. Mais la réalité est que « rejoignez la Bundeswehr, entraînez-vous et passez le reste de votre engagement assis dans un champ en Pologne, à vous saouler le soir et à combattre des gangs de skinheads polonais”, ne va pas être efficace comme slogan de recrutement. En fait, il n’y a aucune raison de supposer que les forces occidentales pourront augmenter considérablement en taille, peu importe combien d’argent est dépensé, et de nombreuses raisons de penser qu’elles ne le pourront pas. Et sans réserve, les armées occidentales seront des institutions fragiles, anéanties après quelques jours de combat.

La deuxième possibilité est que, d’une manière ou d’une autre, et avec suffisamment d’incitations financières, la technologie occidentale pourrait produire des équipements en nombre et en qualité pour faire quelque chose pour remédier au déséquilibre actuel. Maintenant, bien sûr, cela dépend de la capacité de recruter ou de conscrire du personnel militaire en nombre dont on ne peut que rêver maintenant, et nous venons de voir à quel point c’est difficile. Mais se pourrait-il néanmoins que l’augmentation massive de la demande de services militaires récemment promise puisse d’une manière ou d’une autre se transformer au moins en une modeste augmentation globale des capacités ?

La première chose à dire est que vous pourriez probablement acheter votre chemin vers un recrutement raisonnablement complet de votre structure existante. Les incitations financières peuvent marcher pour un certain montant, semble-t-il, ne serait-ce que parce qu’il a été démontré que les désincitations financières, telles que les bas salaires, font l’inverse. Ainsi, une forte augmentation des salaires produirait probablement plus de candidats, mais pas nécessairement des candidats appropriés. Il y a tout un ensemble d’astuces potentielles à appliquer, selon les pays, de la gratuité de l’enseignement universitaire, à l’autorisation des ex-prisonniers de servir, à la suppression de la nationalité ou d’autres obstacles, et enfin à l’abaissement des normes de santé et de condition physique pour l’admission, sur la base que, avec suffisamment d’efforts, presque tout le monde peut enfin être suffisamment apte à servir. Je dis « presque » parce que les recrues atteintes d’un diabète de longue durée Covid (parmi de nombreux autres exemples) peuvent tout simplement être trop difficiles à mettre aux normes.

Ainsi, dans la pratique, remplir les casernes actuelles des armées occidentales peut être le meilleur que l’on puisse espérer, et cela agirait comme une sorte de vérification de la réalité au plus haut niveau de ce qui peut être accompli, même avec des sommes d’argent folles. Des obligations rigoureuses aux réservistes pourraient être imposées pour évincer un peu plus de gens du système à la rigueur. Et c’est tout. Mais sûrement, vous pouvez acheter du matériel. Après tout, plus vous payez, plus vous en avez ?

Eh bien, jusqu’à un certain point. Il existe certains équipements relativement simples à utiliser (véhicules logistiques, par exemple) dont les stocks pourraient être conservés en réserve contre les pannes et les actions ennemies en temps de guerre, car des réservistes rappelés pourraient les conduire, ou des chauffeurs civils pourraient être mobilisés en vertu de la législation d’urgence. De même, si vous perdez un char parce qu’un drone fait sauter une chenille ou que le moteur tombe en panne, un char en réserve pourrait être une bonne idée. Par la suite, vous passez aux niveaux des stocks : munitions, bien sûr, mais aussi consommables pour véhicules, chenilles de chars de rechange et, naturellement, drones. La disponibilité des avions n’est jamais à 100%, et la possibilité d’en déployer certains en réserve aiderait à maintenir les chiffres à un niveau élevé. Mais encore une fois, l’argent ne peut pas tout acheter.

Car le problème est que le monde n’est pas un magasin Amazon, et l’argent ne peut pas créer de capacité, ni de main-d’œuvre qualifiée, encore moins de matières premières, là où il n’y en a pas. Un récent rapport de la Commission européenne a souligné la proportion inquiétante de matériaux importés dans les armements européens, allant des composants explosifs aux aciers et alliages spéciaux en passant par les sous-ensembles électroniques. L’Europe est entièrement dépendante des importations pour 19 matériaux critiques utilisés dans la production d’équipements de défense, et le fournisseur le plus important est la Chine. Ce qui est le plus préoccupant, c’est que l’Europe importe relativement peu de véritables matières premières extraites du sol pour les biens de défense : en mai, elle a importé des matériaux transformés et semi-finis, eux-mêmes constitués d’alliages, de composites, etc., provenant de différents pays. Il serait théoriquement possible, à un coût énorme, de créer de nouvelles industries entières dans les pays occidentaux (les États-Unis sont tout aussi mal en point) pour produire, par exemple, des matières premières semi-finies. Mais aucune somme d’argent ne peut fournir à l’Occident des gisements de minéraux qu’il ne possède pas et qui sont susceptibles de toutes sortes de perturbations imaginables, à la fois naturelles et politiques.

L’époque où les entreprises de défense “fabriquaient” du matériel de défense est révolue depuis longtemps. De nos jours, les entreprises de défense sont mieux décrites comme des « intégrateurs de systèmes« , prenant des sous-ensembles, des systèmes de navigation et de contrôle, des armes et des systèmes de conduite de tir, entre autres, et les intégrant dans un système fonctionnel, qui change progressivement au fil du temps, à mesure que les composants sont mis à niveau. Cela produit plusieurs points de défaillance uniques, et pas nécessairement pour des raisons malveillantes. Un constructeur d’ensembles de trains d’atterrissage peut déjà fonctionner à pleine capacité pour fournir des clients partout dans le monde, par exemple.

La défense est devenue une victime du néolibéralisme de marché. Tant de choses ont été sous-traitées et délocalisées que la mise en place de systèmes d’armes est désormais une affaire d’une complexité vertigineuse impliquant de nombreux fournisseurs et pays. Et comme nous l’avons vu, ce ne sont pas nécessairement les importations principales qui importent autant que le fournisseur de matières premières, le sous-traitant et, dans certains cas, les intégrateurs de systèmes de défense peuvent même ne pas savoir de qui il s’agit. De toute façon, garantir les chaînes d’approvisionnement, pas seulement pour les équipements, mais pour les pièces de rechange et les munitions, est déjà assez difficile. L’expansion massive de son besoin la rendra exponentiellement plus difficile.

Tout cela peut sembler étrange. Les entrepreneurs de la défense n’accueillent-ils pas favorablement les guerres et le réarmement ? Ne vont-ils pas se battre entre eux pour de nouveaux contrats juteux ? Eh bien, jusqu’à un certain point, lorsqu’il s’agit d’absorber une capacité excédentaire avec une nouvelle production incrémentielle. Mais même alors, alors que pendant la Guerre froide, les entreprises de défense étaient souvent nationalisées ou fortement dépendantes des contrats du gouvernement, elles sont maintenant gouvernées par l’obsession psychotique omniprésente des profits pour les trois prochains mois. La direction pourrait bien décider que même des efforts modestes pour recruter du personnel supplémentaire, remettre en service les lignes de production et parcourir le monde à la recherche d’un approvisionnement accru en sous-ensembles et composants ne peuvent être justifiés du point de vue des actionnaires. Les entreprises de défense gagnent de l’argent grâce à de longues périodes de paix, lorsque la demande est stable, que la production peut être prédite des années à l’avance et que des modifications planifiées ont lieu régulièrement. Après tout, il n’y a rien de plus rentable que de vendre un an de pièces de rechange pour un équipement en service depuis vingt ans déjà. Les investissements spéculatifs dans de nouvelles usines, la formation de nouveaux effectifs, la recherche de nouvelles sources d’approvisionnement, le développement de nouvelles technologies pour des produits qui ne fonctionneront peut-être jamais et qui ne seront peut-être jamais achetés, sont un poison absolu pour les directions d’aujourd’hui passionnées de MBA.

La troisième possibilité est une soudaine explosion d’unité et de détermination parmi les puissances occidentales face à une Russie renaissante et à un système de planification capable de transformer cette volonté politique en initiatives logiques et connectées. Même suggérer une telle chose, c’est peut-être inviter au ridicule, à la lumière de la confusion, du désarroi, de la panique, de l’amateurisme et de l’ignorance de la dernière décennie environ, sans parler de l’absence de toute vision de l’avenir, aussi superficielle et controversée soit-elle. Comme je l’ai suggéré, la seule politique qui unit l’Occident en ce moment est une foi aveugle et un refus de contempler la réalité, espérant que d’une manière ou d’une autre, ils échapperont aux conséquences de leurs erreurs cumulatives dans leurs relations avec la Russie depuis la fin de la Guerre froide. Lorsque ce dernier espoir disparaitra, le résultat le plus probable n’est pas une sombre détermination collective à survivre, mais plutôt une frénésie dans laquelle une nation se retournera contre une nation, un politicien contre un politicien et un expert contre un expert, tous cherchant à se disculper et à trouver quelqu’un à blâmer. Le monde, disons, en 2026 sera tellement au-delà de ce que les gouvernements occidentaux sont capables de comprendre et de gérer, qu’il en résultera une paralysie institutionnelle et une sorte de dépression nerveuse collective. Oh, il y aura des déclarations de défi retentissantes et des appels à l’unité et à la détermination, mais ces sentiments s’adresseront aux publics occidentaux, et non à la Russie, qui n’y prêtera aucune attention car ils ne sont étayés par rien.

La dernière possibilité, ou incertitude en réalité, est de savoir dans quelle mesure les Russes sont prêts à reprendre des relations ordinaires après la fin de la guerre. Bizarrement, il semble y avoir une croyance dans certains milieux que les Russes reviendront vers l’Occident, avec humilité sinon à genoux, en demandant pardon et en demandant leur réadmission dans le Système international (™). Je ne peux imaginer d’où viennent de telles croyances. Les Russes seront la puissance militaire dominante en Europe, l’Occident sera incapable de toute résistance militaire sérieuse et les États-Unis seront effectivement hors-jeu. Cela ne signifie pas que les Russes voudront alors s’étendre militairement vers l’Ouest, même si je pense qu’il est prudent de supposer qu’ils le feront dans des cas spécifiques s’ils estiment que c’est essentiel pour leur sécurité. (Même les commentateurs les plus anti-occidentaux et pro-russes sont, je pense, trop enclins à accorder aux Russes le bénéfice du doute dans de tels cas.) Ce qui se joue ici n’est pas la future division territoriale de l’Ukraine, ni les circonstances exactes de la fin de la guerre là-bas. C’est la configuration politique et militaire de l’Europe pour les 25 à 50 prochaines années, et assurant la domination russe de l’Europe, de telle sorte qu’aucune menace future ne puisse survenir. Je ne peux prétendre psychanalyser le personnage russe, mais après ce qu’ils ont traversé pendant de nombreuses générations, il est probable qu’ils seront prêts à recourir à des mesures extrêmes s’ils pensent qu’ils doivent le faire. Historiquement, les Russes ont préféré le hard power au soft power ; selon la formulation de Machiavel, ils préfèrent être craints plutôt qu’être aimés, si ce sont les deux seules options.

Dans une certaine mesure, la conduite de la Russie sera influencée par des considérations de politique internationale plus larges. Ils ne considéreront pas qu’il est important de créer une impression favorable en Occident, mais ils accorderont une certaine attention aux nations des BRICS et à d’autres, afin d’éviter de paraître comme une menace ou une puissance impérialiste montante. Ils chercheront à renforcer leur influence à l’Assemblée générale des Nations Unies et dans diverses organisations internationales, ainsi qu’auprès de l’Union africaine et de l’ANASE, non pas parce qu’ils considèrent ces organisations comme particulièrement importantes en elles-mêmes, mais comme un moyen de répandre pouvoir et influence au niveau international.

Si vous acceptez l’analyse ci-dessus, les incertitudes restantes se répartissent essentiellement en deux types. L’une est le degré auquel les dirigeants occidentaux peuvent réellement accepter une position d’infériorité militaire, et la vulnérabilité politique qui l’accompagne, non pas comme une possibilité théorique mais comme une réalité avec laquelle il faut vivre. Le second est l’effet sur les institutions européennes telles que l’OTAN et l’UE, qui sera probablement terminal, mais dont la disparition peut être désordonnée et même violente. Après des générations de prédication et d’instructions au monde sur ce qu’il devrait faire, il est raisonnable de craindre que le système politique occidental se désagrège simplement sous de telles tensions.

À un moment donné, l’Occident devra renoncer aux gesticulations colériques, à l’indignation pharisaïque et aux demandes ridicules, et commencer à chercher comment vivre avec la Russie. Et ce sera à leurs conditions. Quel autre choix existe-t-il ? L’Occident fait face à une Russie beaucoup plus puissante, en colère et potentiellement vengeresse, qui a sacrifié des vies et de l’argent à la poursuite de ce qu’elle considère comme ses principaux intérêts de sécurité. De telles attitudes perdureront longtemps et nous devons commencer à en tenir compte dès maintenant. Cela signifie, comme je l’ai suggéré, une politique discrète et non conflictuelle envers la Russie, orientée vers la préservation de la souveraineté nationale et de l’indépendance politique dans la mesure du possible.

Cela ramènera également l’équilibre de la puissance militaire à l’Ouest vers la Grande-Bretagne et la France, les deux seules puissances nucléaires européennes. Des pays comme l’Allemagne et la Pologne qui cherchent à étendre leurs forces conventionnelles perdent du temps et de l’argent au-delà d’un point très limité. Dans le passé, il y avait un argument valable selon lequel les petits pays dotés d’armées compétentes pouvaient imposer un coût à un envahisseur sans commune mesure avec tout ce qui pourrait être gagné. Ce n’est plus vrai. Les forces armées de ces deux pays, y compris les quartiers généraux, les zones de rassemblement, les ports militaires, les aérodromes et les dépôts d’approvisionnement et de réparation, pourraient être démantelées par des missiles à longue portée en quelques heures, et aucune réponse ne serait possible. Théoriquement, les drones russes pourraient traquer et détruire chaque char et véhicule blindé de la Bundeswehr ou de l’armée polonaise sans possibilité de représailles.

Les conséquences probables incluent donc un remaniement massif des cartes en Occident et un retour en arrière dans la direction des politiques de défense nationales et des alliances ad hoc. Il est probable que certains des nouveaux membres de l’OTAN et de l’UE seront simplement sacrifiés : il n’y aura rien qui puisse être fait pour eux de toute façon. Pas une belle perspective pour certains, sans doute, mais à laquelle nous devrions commencer à penser maintenant. Sinon, quelle est la réelle alternative ?

Aurelien

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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