Ãloge des petites choses ~ Songkrah
Par Aurélien – Le 17 Septembre – Source Blog de l’auteur
Vous avez peut-être remarqué que nous subissons quelques petites difficultés politiques en France depuis quelques temps, entre des gouvernements qui s’effondrent et des tentatives de paralyser le pays, le tout sous un président établissant chaque mois de nouveaux records d’impopularité. L’essai d’aujourd’hui ne concerne pas spécialement la France, mais je vais commencer par la situation ici, car cela nous aide à mieux comprendre les problèmes politiques structurels actuels de l’Occident dans son ensemble. La fluidité du système politique français et le manque de discipline de parti font que les évolutions sont souvent beaucoup plus faciles à repérer ici que dans les pays anglo-saxons, par exemple.
La présentation standard du problème français va comme ceci. Les élections législatives de 2022 ont produit une situation où aucun parti ou groupe de partis n’a obtenu les 289 sièges nécessaires pour contrôler une Assemblée nationale de 577 sièges. Les partis soutenant Macron ont néanmoins réussi à former un gouvernement minoritaire qui a survécu pendant quelques années. Lorsqu’ils ont échoué aux élections européennes de 2024, Macron a utilisé ses pouvoirs pour dissoudre l’Assemblée nationale et convoquer de nouvelles élections. (La raison pour laquelle il a fait cela reste encore floue si ce n’est que l’homme a le jugement politique d’un navet.) Son message aux électeurs était « moi ou le chaos ! » ce à quoi les électeurs ont répondu « tout sauf toi mon pote, de toute façon ! » Le résultat a été une défaite cuisante et la démission du Premier ministre de l’époque, Gabriel Attal. Après une période d’incertitude et de marchandages, le respecté Michel Barnier (oui, l’homme du Brexit) a été nommé Premier ministre, à la tête d’une autre coalition minoritaire de centre-droit.
Le gouvernement de Barnier est tombé sur un vote de censure à la fin de l’année dernière, et il a été remplacé par une autre figure âgée de la droite traditionnelle, François Bayrou, qui semble s’être plus ou moins imposé à Macron. Bayrou a décidé d’appeler à un vote de confiance dans son gouvernement, lundi dernier, qu’il a largement perdu. Personne ne sait vraiment pourquoi il a fait ça. Les théories principales sont (1) qu’il pensait qu’il y aurait beaucoup d’abstentions et qu’il pourrait gagner et (2) qu’il voulait partir dignement plutôt que d’être défait dans une motion de censure, se donnant ainsi le temps de se préparer à l’élection présidentielle de 2027. Peut-être qu’il n’en était pas tout à fait sûr lui-même. Nous avons donc maintenant un nouveau Premier ministre, Sébastien Lecornu, du propre parti de Macron. Il serait trop gentil de décrire la situation comme étant une pagaille : comme Oscar Wilde aurait pu le dire, perdre un Premier ministre peut être considéré comme un malheur, mais en perdre deux en neuf mois ressemble remarquablement à de la négligence.
Il est également visible que le pays et le Parlement sont désespérément divisés et que les chances de constituer une coalition efficace sont donc très faibles. Maintenant, tout cela est vrai dans la mesure du possible (et il est vrai qu’il y a onze groupes distincts à l’Assemblée nationale, généralement composés de plusieurs partis) mais il y a aussi d’autres composantes à ce problème, et nous les trouvons également, sous forme ouverte ou cachée, dans de nombreux autres pays occidentaux.
Si nous adoptons la terminologie politique standard, alors, en gardant à l’esprit le chiffre de 289 sièges, nous commençons par une coalition branlante “de gauche” de quatre partis principaux avec 193 sièges, qui se sont réunis pour former une alliance électorale. Le bloc dit « du Centre« , composé de trois principaux partis soutenant le président, a remporté 166 sièges. Divers partis de droite ont 189 sièges, et le reste des sièges est détenu par des indépendants. Ainsi, l’Assemblée nationale dispose d’une nette majorité de centre-droit, tout comme l’est le pays. Il ne devrait donc pas y avoir de grandes difficultés à former un gouvernement : dans d’autres pays, des difficultés similaires ont été surmontées.
Mais bien sûr, ce n’est pas si simple. Le principal problème est que la majorité des députés de droite proviennent du Rassemblement National de Le Pen (RN) qui est détestée par tous les partis politiques établis. De plus, le nombre de sièges obtenus par le RN (126) est bien inférieur à ce que leur part des voix (37%) aurait suggéré, en raison de sordides accords politiques conclus entre leurs opposants. Cet épisode a créé ses propres problèmes, que nous n’avons pas le temps d’aborder ici, mais ironiquement, le RN lui-même a probablement été soulagé, car il n’a de toute façon pas la puissance politique pour former un gouvernement.
Ainsi, toute majorité se doit d’exclure le RN et la vingtaine d’autres députés alignés avec eux. Le bloc « de gauche » n’a aucune chance de former un gouvernement car personne ne s’alliera avec lui, et ses propres contradictions internes sont telles qu’il ne survivrait de toute façon pas longtemps. En conséquence, nous assistons à la énième reconfiguration d’un groupe limité (essentiellement le « Centre » et la droite modérée) à partir duquel un gouvernement pourrait être formé. La survie du gouvernement actuel dépend de l’adoption d’une autre motion de censure, le résultat du vote dépendant entièrement du RN, et bien sûr, négocier avec le RN est interdit. (Il faut une stupidité et une incompétence exceptionnelles pour qu’un système politique se mette tout seul dans ce genre de pétrin.) Le RN semble vraiment intéressé à essayer de forcer Macron à convoquer de nouvelles élections (hautement improbable mais on ne sait jamais) alors qu’un des partis “de gauche”, La France Insoumise (LFI) de Mélenchon semble essayer de provoquer une crise politique qui se terminera dans la rue et portera Mélenchon au pouvoir. Personne ne pense que ce soit une bonne idée.
Ce qui nous amène à l’autre événement de la semaine : une journée d’action le 10 septembre, sous l’intéressant slogan « Bloquons-tout ! ». Ses origines se trouvent dans un ensemble de comptes obscurs sur les réseaux sociaux, considérées par certains comme liées à “l’extrême droite”, appelant à des blocages de tout et à une tentative de fermeture du pays, en signe de protestation contre les politiques économiques du gouvernement. Le mouvement a ensuite été récupéré par LFI, il y a eu un certain nombre d’incidents, quelques petites manifestations, quelques supermarchés vandalisés, des bus incendiés, etc., mais le blocage a été principalement causée par le fait que les organisations et les entreprises avaient fermé par précaution. Au total, une journée peu prometteuse pour LFI.
Maintenant, à ce stade, je vais prendre un peu de recul par rapport à la France et parler de l’organisation et de la gestion des partis politiques en général. Jusqu’à la dernière génération environ, il était possible d’organiser des partis politiques, plus ou moins dans le spectre ordonné de gauche à droite qui a été utilisé depuis la Révolution française. Considérez ceci comme l’axe des abscisses d’un graphique. Très grossièrement, la gauche se tournait vers l’avenir, vers l’amélioration de la vie des gens ordinaires et vers une société plus juste. Alors que vous vous déplaciez vers la droite, il y avait un désir de conserver plutôt que de changer, une défense des répartitions existantes du pouvoir et de la richesse et une déférence pour les institutions et les coutumes traditionnelles. Il y avait une corrélation lâche avec d’autres formes de changement : la gauche était en faveur de l’éducation universelle, des lois pour réglementer les conditions de travail et l’extension du droit de vote, d’abord à tous les hommes, puis à tout le monde. La Droite a finalement suivi, avec plus ou moins d’enthousiasme, dans la plupart des cas. Mais il y avait aussi des corrélations encore plus lâches : l’abolition de la peine de mort, tant en Grande-Bretagne qu’en France, a eu lieu sous des gouvernements de gauche, par exemple.
Donc, de manière générale, les électeurs savaient où eux et leurs partis se situaient, le long de cet axe ou spectre. Cependant, la nature monolithique des partis des pays anglo-saxons, ainsi que le système électoral majoritaire à un tour, masque quelque peu l’effet de spectre là-bas. Dans d’autres pays, il y avait beaucoup plus de partis et beaucoup plus de choix dans la large gamme des partis de gauche et de droite. Nous pouvons considérer que c’est le côté de l’offre de l’équation. Le côté de la demande (ou axe des ordonnées) sont les questions qui sont importantes pour le public, et celles qui s’imposent à l’ordre du jour. Les élections peuvent donc être considérées comme l’interaction de ce que les électeurs veulent, avec ce que les partis sont prêts à accepter et, en théorie, un gouvernement majoritaire se situerait à l’intersection des deux courbes. C’est, bien sûr, une caricature, mais il reste vrai qu’en principe l’élection d’un gouvernement devrait avoir au moins un lien momentané avec l’équilibre de l’opinion politique dans le pays. En tenant dûment compte de tous les facteurs de complication de la ville par rapport à la campagne, des loyautés régionales, des différences religieuses et linguistiques et de la présence de minorités, quelque chose de vaguement similaire se produisait réellement, jusqu’à la précédente génération.
Tout cela, bien sûr, exigeait des partis politiques disciplinés et organisés avec des programmes distincts, qui n’existent quasiment plus aujourd’hui. Il y a certainement encore des concurrents dans les pays occidentaux aujourd’hui, car il y a ostensiblement des banques et des fournisseurs de téléphonie mobile concurrents, même si certains d’entre eux ont conservé des noms historiques. Mais comme pour les banques et les sociétés de téléphonie mobile, beaucoup d’efforts sont consacrés à la publicité, mais très peu à la concurrence réelle. En effet, la politique dans la plupart des pays occidentaux ressemble à un cartel commercial, où la concurrence est strictement limitée et les membres du cartel se partagent le marché entre eux, tout en résistant farouchement à l’arrivée de nouveaux arrivants. C’est ce qui a produit le système que je décris habituellement comme le Parti.
Le résultat est que les partis politiques établis ont leurs propres priorités, développées et appliquées du haut vers le bas, et ne voient aucun besoin (selon cette phrase révélatrice des militants du Parti travailliste des années 80) “d’apaiser l’électorat.” Dans la plupart des pays occidentaux, les préoccupations de l’électorat sont claires : le niveau de vie, l’économie, la criminalité, l’immigration incontrôlée et les services publics. Mais ce ne sont pas les priorités des élites dirigeantes, et elles ne voient aucune raison de se démener pour satisfaire de simples électeurs. Ainsi, en effet, les courbes de l’offre et de la demande n’ont désormais plus de relation : les axes ne se croisent jamais. Maintenant, bien sûr, si l’analogie du marché était exacte, vous devriez voir de nouveaux partis apparaître, répondant aux demandes du marché politique auxquelles les partis existants ne s’adressent pas. Et c’est ce que la théorie libérale de la politique suggérerait. Mais ce n’est pas tout à fait comme ça que ça marche, car presque tous les nouveaux partis (et pour la plupart transitoires) qui apparaissent sont basés uniquement sur l’opposition au système politique actuel. Il y a une limite à jusqu’où vous pouvez aller. Et puis que pourriez-vous réellement faire si jamais vous aviez une part du réel pouvoir ?
C’est ce contexte qui explique que, comme je l’ai souligné à plusieurs reprises, les politiciens de l’establishment d’aujourd’hui ne sont pas très doués pour la politique ou pour diriger leur propre parti. Le Parti travailliste britannique a toujours été un peu un gâchis, mais la version de M. Starmer, que ce soit en tant que gouvernement ou simplement en tant que parti politique, établit de nouvelles normes en matière d’amateurisme et d’incompétence, combinées à une approche vindicative de la dissidence. En conséquence, le Parti travailliste ne pouvait offrir aux électeurs potentiels aucune véritable raison de voter pour lui en 2024, autre qu’un moyen d’éjecter les conservateurs largement méprisés, ce qui s’est effectivement passé. C’est typique d’un système politique où les électeurs sont encouragés à voter contre certains partis, plutôt que pour un programme positif. Et tout comme les grandes entreprises du secteur privé servent désormais uniquement les intérêts de leurs dirigeants et actionnaires, et ignorent et exploitent leurs clients, de même les partis politiques ne servent désormais que les intérêts de leurs dirigeants et (dans certains cas) de leurs donateurs, et ignorent et exploitent leurs électeurs.
La conséquence est que les partis au pouvoir et les gouvernements qu’ils forment sont en fait faibles et non pas forts. Derrière la façade de fanfaronnades, les tentatives de réprimer la dissidence et d’introduire des lois toujours plus intrusives, se cachent des groupes d’individus complètement effrayés par des problèmes qu’ils n’avaient jamais imaginés, froissant les plumes de leur monde managérial placide, manquant beaucoup de soutien public, et s’en prenant sans discernement et souvent au hasard à ce qu’ils considèrent comme des menaces.
Cela devrait donc être une opportunité en or pour de nouveaux groupes et organisations politiques. Après tout, aucun gouvernement, et certainement aucun gouvernement occidental, ne peut résister très longtemps à la pression généralisée et bien organisée de la rue. La journée d’action de la semaine dernière a mobilisé la quasi-totalité des “forces de l’ordre” de l’État français, par exemple, alors que moins de 200 000 personnes, dans tout le pays, ont participé aux manifestations et à diverses autres actions.
Nous allons nous en tenir à cet exemple pendant un moment, car il est en fait très instructif, en termes d’environnement politique moderne. Pour commencer, l’idée est venue de nulle part : c’était un pur produit des médias sociaux au début. Il n’y avait pas de véritable programme d’action, pas de coordination, pas d’objectifs évidents au-delà du blocage du pays pendant une journée. La date choisie était bizarre : deux jours après le vote de confiance qui a fait tomber le gouvernement Bayrou, et un mercredi, lorsque les écoles ferment à l’heure du déjeuner et que les parents doivent s’occuper de leurs enfants l’après-midi. La motivation de la journée d’action était apparemment de protester contre les politiques économiques du gouvernement : pas mal, et beaucoup seraient d’accord, mais il n’y avait pas de revendications spécifiques et pas de menaces de répétition, donc tout ce que le gouvernement avait à faire était d’attendre que les manifestants rentrent chez eux. Des manifestants de tous âges et de tous horizons ont été interviewés à la télévision, mais aucun n’avait la même explication de la raison pour laquelle ils étaient là ou de leurs griefs. La meilleure hypothèse, dans la mesure où vous faites confiance aux statistiques des médias sociaux, est que la plupart des participants étaient jeunes et soutenaient des partis considérés comme « de gauche« . En effet, la journée fut entièrement performative, et le fait qu’elle n’ait pas très bien fonctionné, précisément parce qu’elle était amatrice et mal organisée, a permis au gouvernement de rejeter les manifestants comme étant une infime minorité mécontente.
L’info disant que LFI essayait de prendre le contrôle des manifestations promettait au moins un certain professionnalisme et une certaine organisation, même si cela pouvait également décourager un certain nombre de manifestants potentiels. En l’occurrence, LFI n’a fait aucune tentative soutenue pour organiser la journée. Je n’ai vu aucun slogan, aucune affiche, aucune campagne médiatique, aucune liste de revendications, aucun lien avec la chute du gouvernement Bayrou : rien de rien, vraiment. Mélenchon s’est adressé à un petit rassemblement, et divers manifestants portaient des drapeaux palestiniens, mais ce fut tout. Certains piliers de LFI ont fait des déclarations enthousiastes à l’avance sur l’ampleur probable des manifestations, mais il est difficile de croire qu’ils pensaient vraiment que cela ébranlerait le gouvernement.
C’est une bonne illustration du problème fondamental auquel sont confrontés les gens ordinaires aujourd’hui qui tentent d’influencer ceux qui sont au pouvoir. Un minimum de consensus et d’organisation sont nécessaires si quelque chose doit être atteint, mais le consensus et l’organisation n’apparaissent pas comme par magie : ils doivent être développés et pratiqués. Dans le passé, les partis politiques d’opposition et les syndicats ont souvent fourni la base de cette organisation : pour autant que l’on puisse voir, Mélenchon et d’autres personnalités politiques ont principalement utilisé les manifestations de la semaine dernière pour promouvoir leurs propres intérêts. Pour autant, si Internet rassemble les gens (et les Gilets jaunes dont nous parlerons dans un instant n’auraient pas pu se produire sans internet), Internet ne favorise pas automatiquement le consensus ou l’organisation : en effet, il y a des preuves que c’est une force de division dans de tels cas.
Il convient de rappeler comment ce genre de choses aurait été organisé, disons dans les années 80 ou 90. Les manifestations à cette époque étaient articulées autour de deux piliers principaux : les organisations et la communauté. Si les manifestations de la semaine dernière avaient été organisées par les syndicats et les partis socialistes ou communistes (d’accord, souvent en concurrence les uns avec les autres) et avaient été organisées de manière professionnelle, avec des manifestations synchronisées, des rassemblements massifs adressés par des dirigeants politiques, des banderoles, des drapeaux, des documents et des revendications articulées avec beaucoup de couverture médiatique, elles n’auraient peut-être pas atteint une quantité énorme de participants, et il y aurait certainement eu un élément performatif, mais cela n’aurait pas été aussi rabougri que l’a été l’épisode de la semaine dernière.
Une caractéristique peu remarquée de ces marches et rassemblements de l’époque était le degré élevé de contrôle organisationnel. Par exemple, les partis politiques et les syndicats avaient eu leurs propres équipes de sécurité contrôlant l’événement. En plus du rassemblement habituel, ils étaient à l’affût des tentatives d’infiltration par des extrémistes, ou des comportements stupides ou agressifs des marcheurs. Par convention, la police laissait le contrôle et la sécurité des marches à ces personnes, qui étaient généralement des individus robustes qui avaient fait leur service militaire et étaient entraînés au combat à mains nues. Avec les Gilets jaunes, tout cela a disparu. Les GJ n’avaient pas d’organisation centrale, pas de membres et aucun moyen de contrôler l’accès à leurs événements. Le résultat a été que ces événements ont été assez rapidement infiltrés par toutes sortes d’activistes de différentes tendances politiques, souvent à la recherche d’une bagarre, ainsi que par des voleurs et des pillards. Cela a eu pour effet de donner aux manifestations une réputation imméritée de violence et de destruction et ainsi de réduire le soutien du public.
Pourtant, la réalité était que les GJ étaient suffisamment nombreux et suffisamment déterminés pour pouvoir ébranler le gouvernement dans ses fondements, s’ils avaient été suffisamment organisés. À au moins une occasion, en décembre 2018, ils furent suffisamment nombreux dans le centre de Paris pour assiéger le palais de l’Élysée, et il y eut même un hélicoptère en attente pour emmener Macron en lieu sûr. Mais les GJ venaient des provinces, et peu d’entre eux avaient une idée de la géographie de Paris, alors ils se sont promenés en essayant de trouver où habitait Macron. En l’état, le gouvernement s’est rendu compte qu’il n’avait qu’à s’accrocher et à faire quelques concessions symboliques, et finalement les manifestations s’arrêteraient. Et c’est ce qui s’est passé.
Aucun des partis politiques traditionnels ne s’est associé aux GJ parce qu’ils n’étaient pas le genre de personnes avec lesquelles ils voulaient être vus : des gens ordinaires de la classe moyenne inférieure et de la classe ouvrière, en grande partie blancs, originaires de régions éloignées du pays. C’était comme si la femme de ménage et le réparateur étaient soudainement sortis dans la rue pour demander à être mieux payés. C’est en fait l’attitude par défaut des systèmes politiques occidentaux : les partis au pouvoir ne voient plus le peuple comme une base électorale à cultiver, mais comme un ennemi à craindre et à contrôler. La conséquence est que dans un certain nombre de pays maintenant, des mouvements de masse ou des partis proto-politiques se sont développés comme un moyen de canaliser le dégoût et le désespoir des gens ordinaires. Mais la plupart, sinon la totalité, de ces organisations dépendent d’un petit nombre de dirigeants, généralement des personnalités publiques ou médiatiques, et ils montent et descendent relativement rapidement. Peu d’entre eux ont des programmes cohérents, et encore moins celui de se présenter sérieusement comme partis de gouvernement. Même le RN en France, qui existe depuis des décennies, n’a pas la force en profondeur suffisante pour gouverner, à quelque niveau d’importance que ce soit.
Nous arrivons ainsi à la contradiction centrale de la politique moderne ; pour autant elle est rarement articulée consciemment. Le système politique actuel est largement détesté et méprisé, ses dirigeants sont reconnus pour leur incompétence et les États qu’ils gouvernent deviennent de plus en plus faibles et de moins en moins efficaces. Ils sont submergés par les crises actuelles et sont effrayés par la profondeur de la résistance et de l’opposition publiques, qu’ils ne tentent pas de comprendre. Ils sont bien conscients de la fragilité des systèmes qu’ils dirigent, et ils savent qu’une poussée relativement faible mais déterminée des rues les renverserait. Ils savent aussi que les fantasmes de droite de faucher les manifestants à la mitrailleuse ne sont que cela : des fantasmes. Mais, à part insulter et menacer l’électorat, ils n’ont pas de véritable stratégie pour rester au pouvoir, nonobstant des gadgets comme l’IA et les drones.
Pourtant, la politique est un peu comme la guerre, où les batailles sont gagnées par le camp qui fait le moins d’erreurs. En politique, la victoire revient généralement au camp qui est moins faible et désorganisé que l’autre. Ainsi, si les gouvernements occidentaux restent en place, c’est moins grâce à leur propre force qu’au fait que leurs opposants, bien que forts numériquement, manquent de discipline, d’organisation et d’idéologie. Parmi ces qualités, je suggère que la dernière est la plus importante, car elle rend les deux premières possibles. L’histoire tend à le montrer. Les intellectuels libéraux du XVIIIe siècle n’ont pas provoqué la Révolution française, mais ils l’ont cooptée parce qu’ils avaient une idéologie à présenter. Les bolcheviks n’ont pas renversé le Tsar, mais selon la célèbre phrase de Lénine, ils “ont trouvé le pouvoir dans les rues” et l’ont pris. Et les islamistes en Iran n’étaient qu’un des acteurs du renversement du Shah, mais leur idéologie leur a donné l’organisation et la discipline nécessaires pour prendre le contrôle du pays. Il est frappant de constater que, dans chaque cas, un régime superficiellement fort s’est avéré incapable de faire face au défi d’une véritable insurrection. (Je me souviens encore de la consternation et de l’incrédulité des gouvernements occidentaux lorsque le régime du Shah s’est effondré comme un paquet de cartes.) Le problème est qu’attendre l’effondrement ne suffit pas ; je continue d’insister sur le fait que la politique est comme l’ingénierie ; il faut des forces pour agir sur un corps et faire avancer les choses. Et le manuel d’instructions, si vous voulez, doit être basé sur une idéologie.
C’est un cliché courant aujourd’hui que nous vivons dans une société post-idéologique, mais peu de gens s’arrêtent pour réfléchir à ce que cela signifie réellement. Ce n’est pas comme si les problèmes qui ont motivé les idéologies dans le passé avaient disparu. Les questions de richesse et de pauvreté, de pouvoir et de résistance, de communauté, d’ethnicité et de classe, entre autres, n’ont pas disparu. C’est juste que nos partis politiques refusent aujourd’hui de reconnaître ces problèmes, sauf à des fins performatives. Les Clinton, les Blair et les Macron, avec leur bavardage sur « au-delà de la gauche et de la droite » et sur le fait d’être « post-idéologiques » ont créé un monde dans lequel la discipline intellectuelle fournie par l’idéologie n’est plus disponible pour aider les gens à penser de manière organisée. Le résultat est que les gens pensent de manière désorganisée, aliénés intellectuellement les uns des autres, et agissent au hasard sur la base de leurs sentiments et de leur instinct (comme cela peut être le cas avec le type abattu aux États-Unis la semaine dernière) ou s’accrochent à n’importe quel système de pensée à moitié cohérent, comme un marin naufragé agrippant un morceau de bois flottant. Une grande partie de l’action politique aujourd’hui, des manifestations de la semaine dernière aux Casseurs qui ont infiltré les Gilets jaunes en passant par les récents assassinats politiques, semble moins une question d’idéologie que d’absence d’idéologie et la tentative désespérée des personnes contestées idéologiquement de créer un ersatz d’idéologie par l’action elle-même. (Nous pouvons nous rappeler que dans la mesure où le fascisme authentique n’a jamais eu sa propre idéologie, il fut assez proche de ce schéma.) Et bien sûr, de tels ersatz d’idéologies (ou si vous préférez, des systèmes de croyances) font que les gens ont maintenant tendance à s’exclure mutuellement, de sorte que même les personnes ayant des intérêts assez similaires n’ont pas de langage et de concepts communs pour se parler.
Le grand mensonge dans l’argument exposé depuis les années 1980 selon lequel vous pouvez remplacer l’idéologie par le managérialisme technocratique est, bien sûr, que le managérialisme dépend entièrement du contexte politique pour avoir une signification. Un directeur d’usine soviétique en 1935 et un MBA dirigeant une entreprise manufacturière aujourd’hui (reconnaissons qu’il y en a encore) ne sont que superficiellement similaires. Le manque d’idéologie dans la classe dirigeante d’aujourd’hui, ou même d’intérêt pour elle, produit des personnes sans principes fermes et sans croyances qui vont au-delà des vieux clichés performatifs. Lorsque le pouvoir est le seul facteur de motivation, et lorsqu’une grande partie de ce pouvoir n’est acquis et détenu qu’en battant les autres, il n’y a aucune chance qu’une solidarité de groupe se développe, et c’est la raison essentielle de la fragilité de notre système actuel. Personne ne va mourir, ni même faire des sacrifices personnels, pour le Pacte européen de croissance et de stabilité, ou pour le droit des gens à utiliser les toilettes de leur choix, même s’ils peuvent persécuter les autres. Bien sûr, même des systèmes très fragiles peuvent durer pendant de longues périodes, jusqu’à ce que quelque chose arrive pour les faire tomber.
La deuxième condition préalable est la communauté, et la communauté crée naturellement des organisations. Le village, l’atelier, la famille élargie, l’usine, l’église ou le temple, même le bureau, créent des communautés dont les membres ont des intérêts qui se chevauchent. Les communautés ont, ou ont eu tendance à développer, des façons communes de penser et de loyauté envers les autres. Ce n’est pas un hasard si la naissance de la politique moderne est associée aux cafés du XVIIIe siècle et aux usines et mines du XIXe. Et c’est pourquoi le fétiche actuel du “travail à domicile” est si dangereux.
Le genre de luttes industrielles qui ont conduit à l’État moderne et à la démocratie s’est développé autour de communautés, souvent elles-mêmes basées autour d’usines ou de mines. Jusque dans les années 1980, cette dynamique fonctionnait encore. La grève des mineurs britanniques de 1984 a finalement été vaincue (en grande partie à cause de son leadership incompétent), mais elle a néanmoins démontré que les communautés étaient encore capables d’opposer une résistance acharnée à l’époque où il y avait des communautés. Ce qui était impressionnant, c’était la mobilisation totale de chaque communauté, et tous ses accoutrements d’écoles, de salles paroissiales et de magasins. La Grauniade, à l’époque où c’était un journal, couvrait abondamment cela : les femmes géraient collectivement la vie quotidienne pendant que les hommes étaient sur les barricades.
Les vraies communautés ont pour la plupart disparu maintenant, et il s’avère que celles en ligne ne sont pas les mêmes. Elles peuvent souvent se mobiliser contre une personne ou une idée malheureuse, mais faire quelque chose de positif est beaucoup plus difficile. Elles dépendent largement des communautés réellement existantes pour leur efficacité pratique. Donc, sans idéologie et organisation, sans communautés authentiques, il est difficile de voir comment les gens ordinaires peuvent défier efficacement les systèmes décrépits qui nous gouvernent. Il en résulte une situation qui, à ma connaissance, est unique dans l’histoire : un système politique faible, effrayé et inefficace, confronté à une population dépourvue des ressources intellectuelles et matérielles nécessaires pour provoquer le changement. Deux questions se posent donc : que va-t-il se passer et existe-t-il un moyen d’éviter le pire ? Puisque j’ai une réputation de pessimisme dans certains milieux, et puisque les gens me demandent parfois de proposer des solutions, permettez-moi de dire d’une part que le pire n’est en aucun cas certain, et d’autre part qu’il existe des moyens possibles de l’empêcher ou, au moins, de l’atténuer.
La peur actuellement à la mode parmi notre classe dirigeante, largement et inconsciemment acceptée, est celle d’un mouvement de masse amenant un dirigeant “populiste” ou même “fasciste” ou un parti “d’extrême droite” au pouvoir. Le scénario est, bien sûr, la énième itération de l’idée qu’on ne peut pas vraiment faire confiance aux gens ordinaires pour voter, et qu’ils sont facilement égarés par des démagogues qui parlent de sujets qui intéressent réellement les gens. Il vaut donc la peine de souligner, encore une fois, que ce scénario, qui remonte au moins aussi loin que Platon, ne se produit fondamentalement pas. Les ”foules“ n’amènent pas, en pratique, les « démagogues » au pouvoir. Et puisque le fascisme est le cauchemar du jour, rappelons-nous simplement que la grande majorité des groupements fascistes des années 1920 aux années 1940 ont spectaculairement échoué à prendre le pouvoir, et les deux qui l’ont fait, en Italie et en Allemagne, étaient chacun le produit de circonstances très particulières et de manœuvres politiques sordides. Bien plus probable, en fait, est un processus de métastase continue et de lente désintégration des systèmes politiques.
Y a-t-il quelque chose qui peut être fait ? De manière générale, la réponse est « oui« , mais avec une réserve. Les partis politiques d’aujourd’hui sont des organisations allant du haut vers le bas, dirigées par une élite, qui reflètent les intérêts de leurs dirigeants. Créer des partis rivaux, davantage basés sur des intérêts populaires, n’est pas nécessairement une mauvaise chose, mais dans la pratique, cela risque de reproduire le système élitiste descendant que nous avons aujourd’hui, quelles que soient ses bonnes intentions initiales, comme Robert Michels l’a montré il y a un siècle. Pourtant, les origines de la plupart des partis politiques sont, en fait, ascendantes, et cela nécessite précisément les communautés, l’organisation et l’idéologie (au sens large) que le néolibéralisme a assidûment détruites. Y a-t-il une solution à cette énigme ?
Commençons par reconnaître que les groupes s’engagent dans des actions politiques de toutes sortes par intérêt personnel. Maintenant, cela peut sembler choquant, car la politique devrait sûrement se préoccuper d’idéaux plus élevés de justice, de vérité, de démocratie, de primauté du droit, etc. ? Eh bien peut-être, si vous avez le temps et le loisir de vous soucier des abstractions, tout comme si vous avez le temps et le loisir de faire des démonstrations performatives. Mais les origines des groupements politiques et leurs luttes les plus importantes sont ailleurs. En Grande-Bretagne, les premiers syndicalistes ont exigé des horaires de travail humains et un salaire décent. En France, les radicaux et les socialistes ont mené une lutte acharnée pendant des décennies pour arracher l’éducation des mains de l’Église réactionnaire et pour inculquer les principes démocratiques. Ceux-ci, et de nombreux autres mouvements, nécessitaient une organisation et un engagement de la part des gens ordinaires, et la volonté de dissiper les différences idéologiques. Mais les systèmes politiques d’aujourd’hui sont construits sur une culture obsessionnelle de la différence et de la confrontation, exacerbée par Internet, certes, mais issue des conceptions contemporaines de la politique elle-même.
Maintenant, en théorie, les partis existants de la Gauche théorique, ainsi que les nouveaux partis en formation, devraient avoir la solution. Après tout, “l’inclusivité” n’est-il pas le mot d’ordre du jour ? En fait, tout effort sérieux pour forcer l’élite politique à prendre en compte les souhaits du peuple devrait, en règle générale, faire exactement le contraire de ce qui a été fait depuis Clinton, Blair, Hollande et, sous une forme caricaturale, par Mélenchon. Pourquoi ? Parce qu’il faut tenir compte des intérêts communs réels, et non des intérêts assignatifs et identitaires. La politique moderne de la Gauche théorique consiste en des Entrepreneurs identitaires identifiant les populations cibles et les convainquant qu’elles sont malheureuses, exploitées et réprimées, et qu’il n’y a aucune perspective d’amélioration de leur situation, alors donnez-moi l’argent et votez pour moi. Et de nouveaux partis politiques et penseurs indépendants (certains de la vraie gauche) se sont sentis obligés de dire de telles absurdités pour éviter la visite de la Police de la Pensée.
Le problème est que les gens ordinaires ne sont pas convaincus. Il est impossible que, par exemple, le directeur de l’Université, une personnalité académique et télévisuelle estimée, et la femme immigrante qui nettoie son bureau la nuit puissent être considérés comme ayant les mêmes intérêts. Mais une directrice et son mari journaliste et conseiller politique ont clairement des intérêts communs, tout comme la femme de ménage et son mari qui empilent des cartons au supermarché. Et en fait, les gens ordinaires en sont bien conscients.
Une indication utile et répandue est que les populations immigrées se déplacent régulièrement vers la droite politiquement. Cela reflète en partie les systèmes sociaux des pays d’origine, en partie l’abandon du rôle traditionnel de la gauche d’accueil et d’intégration des immigrants, mais aussi en partie le désir traditionnel des communautés immigrées de s’intégrer, de bien faire et d’avoir une vie meilleure pour elles-mêmes et leurs enfants. Tous les partis de la Gauche théorique en France, par exemple, disent aux immigrés qu’ils vivent dans un enfer sur terre, où ils sont soumis à une discrimination sans fin, au sectarisme, à la haine et à la violence policière. (Curieusement, ils ne suggèrent pas que les immigrants devraient fuir : cela enlèverait une partie de leur clientèle.) Mais de nombreux immigrés, en France comme ailleurs, en ont assez d’être traités comme d’éternelles victimes. L’expérience quotidienne le montre très bien : le système scolaire public en France s’effondre et, ironie historique amère, les parents qui en ont les moyens envoient leurs enfants dans des écoles privées gérées par l’Église. Récemment, les parents musulmans ont commencé à faire de même en nombre surprenant. Ou prenons le cas des couvre-feux pour mineurs introduits dans certaines villes françaises à forte criminalité et à forte population immigrée, aux cris de discrimination et d’islamophobie de la Gauche théorique. Eh bien, il s’avère que ces mesures ont été très populaires auprès des familles immigrantes, qui ont maintenant le soulagement de savoir que leur fils de quinze ans ne vend pas de drogue.
Cela ne devrait surprendre personne. Les gens savent quels sont leurs intérêts et peuvent les définir bien mieux que les politiciens d’élite. Et ils sont conscients que leurs intérêts se chevauchent souvent avec ceux d’autres groupes. C’est pourquoi nous devons nous éloigner des groupes identitaires ascriptifs et largement fantômes, et nous diriger vers la recherche d’intérêts communs. Bien sûr, ces intérêts ne seront pas identiques, c’est pourquoi mon image préférée est celle d’un diagramme de Venn. Ce qui est nécessaire, c’est que les gens identifient des domaines d’intérêt commun et travaillent ensemble. Prenons, par exemple, une zone d’une ville qui a été submergée par airB’Nb. Les commerçants locaux aussi divers que les coiffeurs, les garagistes, les nettoyeurs à sec et les quincailleries sont confrontés à la fermeture à mesure que le nombre de résidents permanents diminue. Les rues sont inondées de détritus et les nuits sont souvent défigurées par les fêtes. Le bureau de poste local peut fermer faute d’affaires. La criminalité augmente comme dans toutes les zones touristiques. C’est une histoire familière. Si vous faites assez d’efforts, vous pouvez désagréger les personnes touchées en groupes d’identité concurrents, mais si les intérêts de l’assistant immigrant dans le pressing et du propriétaire blanc d’un magasin de whisky vintage ne sont pas identiques, ils se chevauchent certainement un peu. Et l’action collective dans de tels contextes ne nécessite pas une idéologie compliquée, mais plutôt une simple reconnaissance de l’intérêt commun.
Je ne suis pas un théoricien politique et je n’ai pas de programme politique à proposer. Mais rappelez-vous que si l’objectif est de changer le comportement des gouvernements, alors ce qui réussit est une pression précise, soutenue et ciblée avec des objectifs clairs, menée par des personnes ayant un ensemble défini d’intérêts communs. Cela a fonctionné dans le passé, cela peut fonctionner maintenant, si seulement nous pouvons cesser d’être obsédés par les journées d’action, les démonstrations performatives et le découpage de la population en groupes belligérants de plus en plus petits. Je ne suis pas si sûr que nous ayons besoin de nouveaux groupements ou partis politiques, qui par définition favorisent l’exclusion et la concurrence. Ironiquement, étant donné l’état dans lequel nous nous trouvons, le concept libéral de la poursuite de l’intérêt personnel rationnel par les individus pourrait, pour une fois, faire partie de la voie à suivre.
Aurelien
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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