√Récits analytiques ~ Songkrah
Un pont entre les sciences et les lettres
Par Peter Turchin − Le 31 juillet 2025 − Source Cliodynamica
Aujourd’hui, le projet Seshat publie un nouveau volume des Histoires de Seshat, intitulé The Seshat History of Moralizing Religion. Volume 1: Historical and Comparative Perspectives (L’histoire de Seshat sur la religion moralisatrice. Volume 1 : perspectives historiques et comparatives). (Remarque : le volume 2, World Survey, sera publié le 20 août).
Les Seshat Histories forment désormais une série, le précédent ouvrage traitant de l’âge axial. Ces livres appartiennent à un genre spécifique, celui des « récits analytiques ». Comment cela s’est-il produit ?
Nous avons lancé Seshat en 2011 afin de nous permettre (ainsi qu’à d’autres chercheurs) de tester des théories sur les grandes questions de l’évolution culturelle et sociale. L’une de ces questions est de savoir pourquoi les êtres humains ont une religion et, en particulier, comment expliquer l’émergence et la propagation des « religions mondiales », telles que le christianisme, l’islam et le bouddhisme. À leur apogée au XIXe siècle (avant que la vague ne commence à refluer sous l’effet des forces de sécularisation), ces religions avaient conquis la majeure partie du monde habité.
Pourquoi les religions mondiales ont-elles connu un tel succès évolutif ? Une théorie influente en matière d’évolution culturelle a avancé que la croyance en des divinités omniscientes, soucieuses de la morale et punitives — les « grands dieux » — a facilité l’augmentation de la complexité sociale (voir God Is Watching You: How the Fear of God Makes Us Human et Big Gods: How Religion Transformed Cooperation and Conflict). L’argument part du principe que les croyances et les comportements religieux sont apparus comme un sous-produit évolutif de tendances cognitives ordinaires, telles que le dualisme corps-esprit. En exploitant ces biais intuitifs, les croyances culturellement évoluées en une surveillance et une punition surnaturelles ont accru la capacité des groupes à maintenir des organisations sociales complexes et à se développer et s’étendre avec succès. La concurrence entre les groupes culturels a progressivement regroupé ces éléments en ensembles culturels, sous la forme de religions organisées. Ainsi, les grands dieux ont coévolué avec des sociétés plus grandes et plus complexes.
C’est une chose de proposer une belle théorie, mais en science, les théories doivent être testées à l’aide de données. C’est ce qu’a fait le projet Seshat. Vous pouvez lire le résultat final de ce programme dans les archives de mon blog, Big Gods and Big Societies: A Closure. Dans cet article (et dans les deux articles précédents auxquels il fait référence), je raconte comment nos résultats empiriques ont déclenché une controverse acharnée avec les défenseurs de la théorie des grands dieux, qui ont vivement contesté nos conclusions. Ils ont soulevé de nombreux points critiques, mais l’un d’entre eux, pertinent pour l’article d’aujourd’hui, était que les données Seshat étaient toutes fausses, car il est tout simplement impossible de savoir ce que les gens croyaient dans le passé, en particulier avant l’invention de l’écriture.
Cette critique émanait de psychologues sociaux, qui ont souvent une idée très vague du fonctionnement de l’histoire. Bien sûr, nous ne savons pas tout sur les sociétés passées, mais il est tout aussi faux de dire que nous ne savons rien. Cette attitude revient à rejeter le travail considérable accompli par des milliers d’historiens professionnels et d’autres spécialistes du passé (par exemple, de la religion).
Mais comment relier l’énorme quantité de connaissances qualitatives accumulées par les historiens à des données quantitatives et à des analyses statistiques ? C’est là qu’intervient le livre publié aujourd’hui.
Les récits analytiques sont des comptes rendus verbaux formalisés qui se concentrent sur plusieurs (dans notre cas, de nombreuses) études de cas approfondies. L’objectif de cette méthodologie est d’utiliser les connaissances spécialisées des historiens, des archéologues, des anthropologues et des spécialistes des sciences religieuses, qui ont une compréhension des particularités, afin de tester des théories qui pourraient s’appliquer de manière plus générale. La théorie générale (qui se concentre sur la moralisation de la religion dans notre cas) impose une structure aux récits verbaux en précisant les aspects des sociétés passées sur lesquels nous souhaitons obtenir des informations. Mais dans ce cadre, les chercheurs sont libres d’explorer les variations entre les différentes sociétés, les différents continents et les différentes époques. L’objectif est de refléter dans le document les interprétations évolutives et les controverses persistantes, y compris celles qui portent sur ce qui est connu et ce qui ne l’est pas. Ces nuances qualitatives apportent un contrepoids indispensable aux données quantitatives « dures », qui, par nature, les éliminent. Les récits analytiques sont donc comme un pont entre la science et l’humanité.
L’ouvrage Seshat History of Moralizing Religion (en particulier son volume 2) est comme une riche tapisserie qui montre en détail comment les religions du monde sont apparues dans différentes parties du monde et comment elles ont évolué. C’est comme une large base de la pyramide, sur laquelle reposent les résultats statistiques. D’une certaine manière, il était peut-être trop tôt pour déclarer « la fin » dans mon article de 2022. Une meilleure date butoir serait le 20 août, date à laquelle le volume 2 sera publié.
Et il convient de reconnaître que, dans le domaine scientifique, nous n’atteignons jamais un état parfait de connaissance absolue. Je suis certain que nous continuerons à débattre de la théorie des grands dieux pendant de nombreuses années encore.
Peter Turchin
Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
songkrah.blogspot.com
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