√Cliodynamique et cybernétique ~ Songkrah

Lecture de The Cybernetic Society (La société cybernétique) par Amir Husain

Par Peter Turchin − Le 10 août 2025 − Source Cliodynamica

Le sous-titre du nouveau livre d’Amir Husain (publié la semaine dernière) donne une bonne idée du sujet abordé : Comment les humains et les machines façonneront ensemble l’avenir.

J’ai beaucoup apprécié la lecture de cet ouvrage et j’en ai beaucoup appris. Je dois toutefois avouer que le sujet de la cybernétique me tient particulièrement à cœur, car j’ai pratiquement grandi avec ces concepts. En effet, mon père, Valentin Turchin, était cybernéticien. Il a laissé derrière lui un héritage durable, le projet Principia Cybernetica.

Source : Archives de la famille Turchin

Dans les années 1980 et 1990, lorsque l’on me demandait ce que faisait mon père, pratiquement personne n’avait entendu parler de cybernétique et je devais expliquer du mieux que je pouvais en quoi consistait cette science. La cybernétique étudie les flux d’informations et la gestion adaptative des systèmes dynamiques. Le concept clé de cette science est celui des boucles de rétroaction causale. Pour illustrer cela, imaginez que vous pilotez un vaisseau spatial de la Terre vers Mars. Cela nécessite de nombreux calculs, car vous devez prédire la position de Mars dans l’espace par rapport au vaisseau, les différentes influences gravitationnelles et les effets de la poussée de votre moteur. Et pendant le voyage, vous devez obtenir des informations sur la déviation de votre vaisseau par rapport à la trajectoire optimale (ce qui est inévitable) et ajuster constamment votre cap en fonction de ces informations. En d’autres termes, vous devez établir une boucle de rétroaction qui vous permettra de diriger votre vaisseau pour atteindre votre destination. C’est de là que vient le nom « cybernétique », du terme grec désignant le timonier, la personne qui dirige un navire.

D’une certaine manière, je suis aussi un cybernéticien comme mon père, car l’idée des boucles de rétroaction est au cœur de la cliodynamique. Amir Husain a consacré un chapitre à ce lien entre la cliodynamique et la cybernétique (chapitre 7). Essentiellement, la cliodynamique peut être considérée comme une application des principes abstraits de la cybernétique à la dynamique sociale, y compris à des questions très pratiques : maintenant que nous sommes en pleine révolution, comment diriger notre société pour éviter les écueils et les récifs mortels ? C’est une question centrale pour moi et le principal axe de recherche de mon groupe.

Comment les récentes avancées technologiques, en particulier dans le domaine de l’intelligence artificielle, vont-elles aider ou entraver cet objectif ? Si le ton du livre de Husain est globalement optimiste, il accorde également une grande attention au côté sombre du changement à venir. Parlons d’abord des futurs dystopiques possibles.

Le chapitre 9 de The Cybernetic Society commence par une citation de Sam Altman, PDG d’OpenAI, prononcée début 2024 : « Dans mon petit groupe de discussion avec mes amis PDG de start-ups technologiques, nous avons lancé un pari sur la première année où une entreprise dirigée par une seule personne vaudra un milliard de dollars. Ce qui serait inimaginable sans l’IA, mais qui va maintenant se produire. » De toute évidence, Altman est impatient de voir cela se produire, mais pour moi, cela représente un avenir très dystopique.

Tout d’abord, l’idée d’une grande entreprise dirigée par une seule personne me semble complètement « inhumaine ». Les êtres humains sont des créatures extrêmement sociales. Coopérer avec les autres pour atteindre des objectifs communs fait partie de la nature humaine. Une grande partie du plaisir que nous tirons de notre travail réside dans la collaboration avec d’autres personnes. De nombreux travailleurs, qui ont dû travailler à domicile pendant la pandémie de Covid, ont déclaré que les interactions humaines au bureau leur manquaient.

Deuxièmement, l’émergence de PDG d’entreprises d’un milliard de dollars dirigées par une seule personne constituera un facteur de déstabilisation considérable pour nos sociétés. Mon livre Ultrasociety accorde une grande attention aux « parvenus », ces hommes narcissiques, parfois carrément psychopathes, puissants et agressifs (et ce sont presque toujours des hommes) qui tentent de s’imposer comme des patrons. À moins d’être freinés, ces parvenus acquièrent trop de pouvoir et de contrôle sur les ressources, au détriment de tous les autres membres du groupe social. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs ont développé une grande variété de mécanismes sociaux pour contrôler les parvenus, allant des plus légers (commérages et moqueries) aux plus sévères (exil et assassinat).

Mais dans les premières sociétés centralisées, les chefferies complexes et les États archaïques, les parvenus ont réussi à se débarrasser de ces mécanismes de contrôle et à s’ériger en rois-dieux (voir le chapitre 7 d’Ultrasociety). Aujourd’hui, il n’est pas exagéré de voir dans l’ascension de puissants multimilliardaires des rois-dieux modernes. Ils exercent un pouvoir énorme, mais, heureusement pour le reste d’entre nous, leur pouvoir est soumis à des contraintes importantes. Le plus évident est que l’État est encore suffisamment puissant pour les contrôler. De manière moins évidente, ils doivent encore compter sur d’autres personnes pour exercer leur pouvoir (tant dans le domaine économique que politique). Mais un futur Dieu-Roi dont le pouvoir serait fondé sur l’IA et les robots (y compris les soldats robots) serait totalement libre de telles contraintes. Cette perspective devrait être terrifiante pour la plupart d’entre nous.

Une telle dystopie n’est pas une fatalité. Dans une suite de cet article, je parlerai d’avenirs plus prometteurs, et de la manière dont les idées cybernétiques et les technologies cliodynamiques peuvent nous aider à orienter les sociétés dans une direction plus positive.

Peter Turchin

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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